Par Yves Gélinas.
Article publié dans la revue Format Cinéma, No 47, Janvier 1986.
Au moment où ce texte a été écrit – et le film tourné – le matériel vidéo ne permettait pas la qualité d’image qu’il atteint de nos jours.
Dès que j’ai pris la décision de travailler à la préparation de cette croisière en solitaire depuis Saint-Malo, en France, jusqu’à Gaspé, au Québec, en faisant le tour de la terre, par la route des quarantièmes rugissants et du cap Horn, j’ai aussi cherché comment je pourrais en partager les moments les plus intenses avec ceux que j’aime.
Il se trouve que j’ai grandi et passé quinze années de ma vie professionnelle dans le milieu des arts du spectacle, d’abord au théâtre, puis à la télévision, enfin au cinéma, à titre de comédien, de metteur en scène, de réalisateur ou de directeur de production, cumulant deux ou même parfois trois de ces fonctions.
J’avais eu le bonheur de voir Voyage au bout de la mer, les inoubliables images que Bernard Moitessier avait ramenées de sa longue route. Mais j’étais resté sur ma faim : la bande sonore du film a été réalisée après son retour. Pour transmettre aussi fidèlement que possible l’expérience que vit le navigateur solitaire, il me semblait aussi important d’enregistrer du son que tourner des images. Si, en plus de tourner, comme Moitessier, des images subjectives, je racontais à une caméra fixée au bateau, avec simplicité, comme à quelqu’un qui naviguerait avec moi, chaque moment fort du voyage, à mesure qu’il se vit, j’arriverais peut-être è donner au spectateur l’impression d’être à bord de Jean-du-Sud. Je tournerais en 16 mm, avec son synchrone. Et j’étais sûr qu’il se passerait assez d’événements au cours de ce voyage pour maintenir l’attention du spectateur pendant une heure et demie, la durée d’un long-métrage.
Je croyais assez naïvement que le financement que je trouverais pour faire un film me permettrait également d’équiper Jean-du-Sud. Après quelques mois passés à Montréal à tenter de conclure une entente de production, j’ai dû remettre les pieds sur terre : je m’estimerais privilégié si je réussissais à trouver suffisamment d’argent d’avance pour me procurer la pellicule et le matériel de prise
Le voyage lui-même a du être financé séparément : en échange de communications diffusées quotidiennement depuis Jean-du-Sud, le poste de radio CKMF de Montréal m’a fourni les moyens de partir, en collaboration avec les autres postes du réseau Radio-Mutuel du Québec.
Dès le début, Robert Roy, responsable de la production extérieure et Philippe Lorrain, responsable de l’approvisionnement en films à la Société Radio-Canada, ont été favorables au projet : M. Lorrain me connaissait surtout comme marin et M. Roy surtout comme comédien et cinéaste. Je ne me souviens plus lequel des deux affirmait que si un Québécois s’embarquait dans une telle aventure, il fallait lui donner le bénéfice du doute et l’encourager.
L’étape la plus difficile de tout ce voyage a certainement été de trouver un producteur qui accepte d’engager la responsabilité financière de sa société dans une entreprise aussi risquée. Avec la collaboration de Yves Michon, j’ai finalement réussi à dénicher et convaincre cet oiseau rare : avant de fonder Ciné-Groupe, sa maison de production, Jacques Pettigrew avait tourné le film Cap au Nord sur le passage du Nord-Ouest accompli par le J.-E. Bernier II.
Grâce à l’appui entêté de Jean Roy, l’Office national du film du Canada nous a prêté le matériel de prise de vues et de son : deux caméras Arriflex 16S, une valise d’objectifs et de filtres, un magnétophone Nagra et des micros. L’Arriflex est une caméra assez robuste, mais j’ai vu tout de suite que je ne pourrais jamais l’utiliser pour tourner des images de gros temps. J’aurais beau tenter de la protéger à l’aide de sacs de plastique, son moteur électrique ne résisterait pas longtemps aux volées d’embruns. J’ai insisté auprès de Ciné-Groupe et au rendez-vous de Bonne-Espérance, on m’a apporté une petite Bell-Howell à ressort, très robuste et que je craignais moins de sortir sur le pont par gros temps. Par la suite, j’ai utilisé l’Arriflex uniquement pour les prises avec son synchrone. Presque tous les plans tournés à la main l’ont été à la Bell-Howell.
Pour les prises synchrones, l’Arriflex pouvait être fixée à différents endroits du bateau. En fait, je n’ai utilisé que quatre positions : à l’avant et à l’arrière du cockpit et à l’intérieur, à l’avant et à l’arrière du carré, toutes du même bord. Je craignais que la répétition des mêmes angles de prises de vues n’engendre de la monotonie, mais les conditions de temps, de mer et de lumière, ou le sujet filmé lui-même étaient assez différents d’une séquence à l’autre pour faire oublier toute impression de déjà vu.
Le support de la caméra était assez rudimentaire : un tube d’aluminium fixé au balcon arrière ou à la cloison, sur lequel s’articulait un autre court tube horizontal. Pour y fixer la caméra, j’ai tout simplement fait souder un boulon sur une pince-étau. Ce boulon était planté dans le pas de vis sous le sabot de la caméra, maintenu par un contre-écrou, la pince venant mordre sur le tube d’aluminium.
Je tentais d’imaginer une façon de sortir la caméra du bateau. En passant devant la boutique La Cerf-volanterie, dans le Vieux-Montréal, une idée vient. J’entre et demande au patron si un cerf-volant pourrait être assez puissant pour emporter une petite caméra. Celui-ci me montre une revue américaine traitant de cerf-volants dans laquelle on trouve un reportage sur une rencontre d’amateurs de photographie en cerf-volant. L’article décrit les différentes techniques utilisées et mentionne le nom de Lucien Gibeault, un photographe de Valleyfield, au Québec.
Le samedi suivant, M. Gibeault me communiquait le résultat de ses expériences de photographie aérienne. Il avait pu constater, à l’occasion de cette rencontre, qu’il était un des amateurs qui maîtrisait le mieux les différents problèmes. Il m’a fait cadeau de toute son expérience, ajoutant en prime deux magnifiques cerf-volants. J’avais déjà l’appareil idéal pour faire ce genre de travail : une petite caméra fabriquée par Kodak, modèle Ciné-magazine, qui pesait è peine un kilo et que mon père avait achetée l’année de ma naissance pour filmer sa famille.
Je suis parti avec 17 bobines de 100 pieds seulement : c’est tout ce qu’on avait pu s’offrir. Je n’avais donc pas de pellicule à gaspiller. Si je voulais recommencer une séquence, il fallait rentrer la caméra pour la recharger et refaire le cadrage à chaque fois. Presque toutes les séquences de la première partie ont été tournées en une seule prise. En fait, je n’ai tourné que 36 bobines au cours de la première étape. Une fois montée, la première partie fait 1800 pieds, ce qui donne un rapport de 2 pour 1 seulement.
En passant au large de Madère, j’ai pu remettre à un autre yacht rencontré au large et qui y faisait escale, les 6 premières bobines, image et son, que j’avais tournées, pour qu’il les expédie à Montréal. Ce métrage a permis de convaincre les personnes qui doutaient encore de ma capacité de tourner de bonnes images avec son synchrone, seul à bord d’un petit bateau. La suite devenait possible : des rendez-vous à Bonne-Espérance et en Australie pour tourner des images, remettre le métrage exposé et m’approvisionner en pellicule vierge.
C’est en établissant le gréement de fortune, après le démâtage de Jean-du-Sud, que j’ai eu l’idée d’une petite caméra montée sur un casque. Je trouvais vraiment dommage de ne pouvoir tourner la scène : j’en avais vraiment plein les bras à mâter la bôme. Mais si je pouvais disposer d’une petite caméra, munie d’un objectif à très grand angulaire, que je pourrais fixer près de ma tête, je pourrais tourner n’importe quoi, même des manœuvres de voiles, dans le gros temps.
Au cours de la première étape, je n’ai à peu près pas pensé au film : je tournais très spontanément, un peu comme on fait des photos, lorsqu’il se passait quelque chose qui me semblait mériter d’être partagé. Dès la séquence tournée, je m’efforçais de ne plus y penser. N’ai redécouvert le film en visionnant mon matériel au retour des îles Chatham, après le démâtage de Jean-du-Sud.
Normand Allaire avait déjà commencé à en faire le montage et j’ai vu tout de suite que je pouvais lui faire totalement confiance. Il a contribué à donner au film une structure à la fois poétique et dramatique, poussant même l’amitié jusqu’à venir me rejoindre aux îles Chatham pour tourner les dernières images des travaux de réparation et le second départ de Jean-du-Sud.
Le tournage de cette seconde étape a été très différent. Je venais d’assister au montage de la première partie et j’étais très conscient de la nécessité de ne pas me répéter et de synthétiser encore davantage l’essentiel de l’expérience. J’ai même pris le temps d’écrire d’avance certaines séquences où je m’adressais à la caméra, en pesant chaque mot, pour exprimer le plus exactement possible l’expérience que je vivais.
Heureusement, je pouvais maintenant disposer d’un matériel beaucoup mieux adapté : d’abord une petite caméra montée sur un casque, spécialement modifiée et protégée des embruns par Pierre Abbeloos, munie d’un objectif de 5,9 mm qui lui donnait un champ de vision très large, avec l’avantage supplémentaire d’une profondeur de champ allant de quelques dizaines de centimètres à l’infini. Avec cette caméra sur la tête, j’ai pu tourner toutes les manœuvres que je voulais. J’ai même pu me mettre à l’eau ou grimper au sommet du mât tout en filmant.
J’ai confié à André de Tonnancour la fabrication d’une enveloppe étanche pour la petite caméra Bell-Howell, ainsi que d’un système de fixation pour l’Arriflex qui me permettait de retrouver le même cadrage après l’avoir rechargée. André a également passé un temps considérable à tenter de mettre au point une monture à cardan stabilisée par un petit gyroscope, qui m’aurait permis de garder l’horizon à peu près stable dans l’image et montrer le véritable mouvement du bateau en premier plan Mais les mers des quarantièmes rugissants ont été plus fortes que l’inertie du gyroscope et je n’ai pas pu utiliser cette monture.
Pour faire la prise de son, j’ai utilisé pour cette seconde étape un petit appareil à cassette « Walkman Professional » fabriqué par Sony (WM-D6), avec un petit micro-cravate ECM-16T (également de Sony). En plus d’être d’une grande fidélité et très compact, cet appareil dispose d’un moteur contrôlé au quartz et est pratiquement synchrone avec la caméra.
Mon budget de pellicule était plus confortable et j’ai tourné davantage sans toutefois dépasser le rapport de 4 pour 1.
J’avais jugé que pour lancer un cerf-volant depuis le cockpit de Jean-du-Sud et profiter d’un vent apparent aussi fort que possible, il faudrait recevoir celui-ci sur l’avant du travers (si le vent venait de l’arrière, il faudrait lancer le cerf-volant depuis l’avant du bateau : il serait déventé par les voiles et ne réussirait jamais à décoller). J’avais donc prévu avant de partir que je jouerais avec mon cerf-volant sur la route du retour, alors que je remonterais l’Atlantique au près bon plein, dans l’alizé de Sud-Est.
La technique est la suivante : on envoie d’abord le cerf-volant en laissant filer une bonne cinquantaine de mètres de corde (si le vent est léger, il faut envoyer un second cerf-volant, dont on amarre la corde à celle du premier. Si le cerf-volant semble bien accroché et vole sans à-coup, on peut passer à l’étape suivante; sinon, filer davantage de corde pour lui permettre de s’élever vers un vent plus stable.
On peut ensuite fixer la caméra à la corde. J’ai confié à mon frère Pierre la fabrication d’une monture légère qui permettrait d’orienter la caméra et de la maintenir dans un angle précis (pour être sûr de viser le bateau, il suffit de pointer l’objectif dans la direction de la corde).
J’ai eu un peu de mal avec le déclenchement de la caméra : c’est un problème que je n’avais pas su régler de façon satisfaisante avant de partir. Après plusieurs essais, j’ai trouvé la solution d’une feuille de papier pliée en éventail entourant la corde : poussée par le vent, elle remonte jusqu’à la caméra et vient buter contre un mécanisme fait de fil d’aluminium et d’élastiques, qui actionne le déclencheur. Pour atténuer les vibrations de la caméra en l’air, j’ai accéléré la vitesse à 76 images/seconde.
Lorsque je tournais ce film, et par la suite au cours des travaux de montage et de finition, je me suis efforcé de communiquer aussi fidèlement que possible l’expérience que j’ai vécue. J’ai pu voir Jean-du-Sud autour du monde une bonne centaine de fois à ce jour et j’en éprouve toujours autant de plaisir. Ces images me permettent à chaque fois de revivre, grâce à la magie du cinéma, les plus beaux moments de cette aventure qui a transformé ma vie. Je ne sais quelle joie elles apportent aux autres spectateurs, mais j’espère qu’au moins elles ne font pas mentir ces deux vers de la chanson de Gilles Vigneault qui m’a inspiré :
Quand Jean-du-Sud nous contait ses voyages
On avait l’impression d’êt’ses mat’lots.