Épilogue

Extrait d’un exposé de Yves Gélinas sur les valeurs découvertes au cours de son voyage, prononcé le 17 avril 1985, à l’occasion d’une réunion de directeurs d’école.

Vous m’invitez à vous parler des valeurs que j’ai découvertes au cours de ce voyage de 282 jours seul sur la mer. Je me suis demandé longtemps qu’est-ce que je pourrais bien vous conter : je n’ai pas eu de vision.

J’ai eu le temps de méditer – le téléphone ne sonnait pas très souvent – mais je n’ai pas eu de flash, je n’ai connu ni nirvana, ni samadhi.

J’ai pourtant vécu de très nombreux moments d’un contentement total :

Des fins de jour où le soleil plonge dans la mer en éclaboussant de lumière chaude toute une moitié du ciel…

La caresse d’une brise d’alizé sur la peau nue (c’est presque aussi bon que celle d’une personne aimée)…

Le simple plaisir de contempler l’étrave de mon bateau qui glisse à la surface de la mer poussé, guidé par une force invisible : la magie du vent…

Ou surveiller pendant des heures un albatros. Ces oiseaux-là se servent du vent mille fois mieux que nos voiliers : on ne voit jamais battre leurs ailes; on en voit seulement bouger l’extrémité comme un gouvernail. Ils planent à longueur de jour. Par temps calme, ils se posent sur l’eau et attendent le vent…

Je pourrais continuer à évoquer des moments où pour rien au monde je n’aurais cédé ma place, mais je passerais à côté du sujet : ces instants, même s’ils ont été d’une grande valeur, ne sont pas des découvertes.

Il faut chercher autre part.

Sur le plan intellectuel? En neuf mois de solitude, j’aurais peut-être eu le temps d’échafauder une belle théorie que je pourrais vous servir maintenant du haut de mon nouveau titre de docteur d’université.

Mais j’ai beau me demander à quoi j’ai pu réfléchir, je ne ramène ni syllogisme, ni démonstration. Je peux seulement prouver que la terre est ronde, mais il paraît que je ne suis pas le premier.

J’oserais pourtant y aller d’un conseil : Si tu veux faire un beau voyage, n’oublie pas ton Oizo-Magick !

J’en ai emmené un avec moi autour du monde : ça a marché au-delà de mes espérances!

Mais oui : à l’intérieur du carré de Jean-du-Sud, suspendu par un fil à la main courante, plane un petit oizo tissé dans une palme de cocotier Magick. C’est précisément un Oizo-Magick (modèle spécial pour la navigation de plaisance au long cours).

 
En sept ans de vie commune et un tour du monde, j’ai eu tant d’occasions de m’émerveiller de ses exploits que je ne m’en séparerais pour rien au monde.

Comme je vous aime bien, je vais vous révéler son fonctionnement, et les conditions qui lui permettent d’atteindre sa pleine puissante magick.

Il y a deux exigences essentielles à la bonne marche de l’Oizo-Magick : d’abord tu fais ce qu’il y a à faire au moment où cela doit être fait, de ton mieux, du sommet de ta conscience; ensuite, tu t’abandonnes à cette force plus grande.

Attention : si tu penses au résultat de ton action, tu ne t’abandonnes plus, tu n’es plus au sommet de ta conscience, tu n’es plus ici et maintenant et tu perds tout contact avec le pouvoir magick.

Le piège est bien tendu, j’y suis tombé à pieds joints. Quand j’y pense, j’en ai la chair de poule : j’ai failli ne pas partir ! Cela s’est passé comme je vous le conte :

Il restait un désir impérieux de partir seul sur la mer, longtemps, lorsque j’essayais de faire le silence à l’intérieur, de taire les conditionnements, les jugements, les excuses.  Alors le matin, je me posais cette question : « Qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui de plus efficace pour le réaliser ? » Et j’essayais de le faire de mon mieux, avec détachement, avec abandon.

Après deux ans de préparation à Plouër, j’étais bloqué : le nerf de la guerre manquait. Six mois de démarches, de téléphones, de rencontres à Montréal et j’en étais toujours au même point, je n’avais pas l’impression d’avoir progressé.

Plus le temps passait, plus je devenais nerveux, impatient : j’étais à trois mois du départ et j’avais encore un énorme travail à faire en France, sur Jean-du-Sud.

J’étais tellement tendu, que j’ai attrapé un torticolis.

Ça m’a fait réfléchir. Et cette idée m’est venu : je ne suis plus détaché. Je veux partir ! Il faut donner un coup de barre : changer mon attitude, Revenir à cet état d’abandon que j’ai perdu.

Le lendemain matin, je trouve les vingt mille dollars qu’il me fallait, comme par magie.

Et l’Oizo-Magick réussit à passer son message avant même que je prenne le large : « Fais ta journée comme il faut, c’est tout ce qu’on te demande. Le reste ne te regarde pas! »

Pour éviter d’être angoissé par ce qui m’attendait dans les quarantièmes rugissants ou au cap Horn, je pouvais me dire : Je prends pour acquit que l’Oizo-Magick a de la suite dans les idées : s’Il m’a permis de partir, ce n’est pas pour me perdre en route.

Évidemment, je devais faire confiance à mon bateau. Je savais que je ne pourrais pas me fier à sa taille : Jean-du-Sud serait le plus petit à tenter cette route. Je ne pourrais compter que sur sa solidité.

J’ai su dès le début que si je négligeais consciemment le moindre détail, je ne pourrais plus jamais vivre ici et maintenant.

Il fallait que je sois sûr de la solidité du mât, de l’échantillonnage des haubans, de la résistance des hublots, que je n’aie négligé aucun détail.

Sinon c’était l’angoisse assurée : je passerais mon temps à me dire : « j’aurais dû… »

Mais viser l’impeccabilité c’est comme voyager à la voile : on va vers une destination mais on n’est jamais sûr d’y arriver. Jean-du-Sud a été roulé par une déferlante et s’est relevé sans son mât. J’avais sous-estimé l’effort imposé aux boulons des cadènes de bas-haubans : ils ont cédé. C’est entièrement ma faute. Mais j’étais de bonne foi et l’Oizo-Magick, cette fois, ne m’en a pas voulu.

Entre le concept intellectuel et le vécu quotidien, la traversée est longue et le vent parfois debout!

J’ai entrepris ce voyage pour faire la paix ici-dedans. Je pensais que j’y arriverais surtout par des exercices de méditation et des lectures sérieuses.

J’avais emporté une documentation importante sur la spiritualité. J’y ai surtout appris que la connaissance n’a aucune valeur si elle ne quitte pas le domaine mental et n’est pas suivie d’une mise en route, d’un effort de transformation du quotidien.

Après quelques ouvrages, je n’ai pas poursuivi mon étude : j’avais compris que l’essentiel n’est pas d’apprendre, mais de devenir et j’avais déjà trouvé de quoi m’occuper pendant plusieurs tours du monde.

Alors j’ai rangé mes livres sérieux, et je me suis contenté de manœuvrer Jean-du-Sud de mon mieux, en confiance. Sous pilote Oizomatick !

* * *

J’ai aussi fait l’expérience d’une dimension nouvelle de l’amour.

J’en conviens, parler de découverte de l’amour au cours d’un voyage en solitaire tient du paradoxe.

Et je ne parle pas ici d’un sentiment platonique et désincarné. Je parle de cette bouffée très concrète de chaleur qu’on ressent au niveau du cœur et qu’on a peut-être découverte au moment de donner un premier baiser d’amour à sa première blonde…

Cette bouffée de chaleur qui revient à des moments toujours trop rares : lorsqu’on serre dans ses bras la femme de sa vie ou qu’on tient tendrement dans la sienne la main de son enfant… On déborde d’énergie ! On soulèverait le monde !

Cette flamme d’amour qui soulève le monde, on peut la ressentir à des milliers de milles de tout être humain : il suffit de faire un peu de silence à l’intérieur en se concentrant dans la région du cœur et elle s’allume, presque imperceptible.

En faisant l’effort de l’entretenir avec constance, j’ose dire avec amour, elle se développe, devient de plus en plus concrète et réchauffe la vie entière.

Entre l’amour et la raison, ces deux forces qui nous font évoluer, nous avons préféré la raison. C’est elle qui nous définit : Homo Sapiens Sapiens. Il y a vraiment de quoi être fiers : notre planète doit sa survie à l’équilibre de la terreur !

Et si un jour cet équilibre se rompt, ce sera un autre coup de la raison !

À quoi pourrait arriver un Homo Sapiens Amans ? Un homme qui se définirait non plus par la raison, mais par l’amour ? Un homme qui écouterait sa raison, bien sûr, mais laisserait d’abord parler son cœur ?

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts, mon frère.

Raymond Lévesque me le pardonnera : je voudrais, pour une fois, faire mentir un poète et commencer à vivre d’amour avant que nous soyons morts, mes frères.

Au moment de conclure cet entretien sur les valeurs que j’ai découvertes au cours de ce long voyage en solitaire, je m’aperçois que je vous ai parlé de trois choses : de la nécessité de s’abandonner à une force plus grande et de maintenir une attitude impeccable (les deux conditions essentielles au fonctionnement de l’Oizo-Magick).

En d’autres termes, de foi et d’espérance, enfin d’amour.

J’ai déjà entendu cela quelque part.