Skipper professionnel: 8 leçons apprises

Je pensais être dans les Caraïbes pour une semaine. J’y suis resté plus de quatre mois. J’y ai fait une dizaine de charters à titre de Skipper. Voici huit leçons apprises de l’expérience.

1. Il faut les titres … et il faut être sur place

L’offre de service se passe sur les quais… et ça se passe vite! Voici le sommaire de l’entrevue:

– Avez-vous besoin de Skipper dans les semaines à venir?

– J’ai des besoins pour pas plus tard que la semaine prochaine. On prend des Capitaine 200.

– J’ai un RYA YachtMaster Offshore. J’aurai l’adossement commercial et le Master of Yachts 200 gt dans quelques semaines.

– Le YachtMaster, c’est bien. On les prend.

On m’a ensuite fait suivre un courriel discutant des tarifs et on m’a donné trois semaines de location, étalées sur six semaines (et plus par la suite).

« L’entrevue » ci-dessus est bien réelle et se veut un parfait exemple de deux idées essentielles pour accéder à ce type de travail.

D’une part, il faut un titre de compétence professionnel. J’ai eu des échanges sur d’autres brevets de skipper, notamment les brevets canadiens de plaisance, et on m’a à chaque fois répondu qu’on cherchait des Capitaine 200 ou des YachtMaster. Quelques échanges avec d’autres skippers suggèrent que le Capitaine 200 n’a de valeur que dans les Caraïbes française (Martinique, St-Martin, Guadeloupe, etc.). Ailleurs, on semble demander soit le YachtMaster Offshore, soit le « Master Limited », soit un titre de compétence professionnel local. Je ne prétends pas, de mes quelques interrogations, que ces informations sont des absolus, mais un titre professionnel est certainement un atout.

D’autre part, ça se passe sur les quais. On vérifie vos qualifications par la suite, mais les équipes de gestion sont concentrées à préparer les prochaines locations. Il faut donc être sur place, flexible… et prêt à faire le saut.

2. Vous êtes en charge du bateau, des systèmes … et des clients

Mon premier objectif était d’apprendre à manœuvrer différents types de bateaux, notamment pour évaluer quelles techniques performent bien en toutes circonstances. J’ai été rapidement servi, notamment en travaillant sur des Bali, des Lagoon, des Dufour et des Fountaine Pajot de longueur variant entre 40 pieds et 52 pieds. J’ai atteint cet objectif, à un point tel où tous les bateaux finissent par se ressembler.

En rétrospective, j’ai cependant beaucoup plus appris sur d’autres dimensions de croisière que sur les manœuvres en bateaux. En particulier, j’ai beaucoup plus appris à gérer la diversité des équipages et des systèmes embarqués.

À chaque location, vous serez sur un bateau différent. Même les bateaux de même marque ont des configurations différentes selon les années, les configurations de l’acheteur… et les réparations du personnel de quai.

Pour le Skipper, la prise en charge des bateaux dure entre trois et cinq heures, selon le « rush » du personnel de quai à préparer les bateaux. C’est la période de temps pour comprendre les spécificités embarquées du bateau avant que les clients n’arrivent: disjoncteurs, désalinisateur, winch, jonctions du système d’eau, fonctionnement de la plomberie et des passe-coques ou d’autres systèmes secondaires – mais importants pour les clients – tels que le fonctionnement du stéréo ou du frigidaire.

Chacune de ces composantes se métamorphosera en possible problème une fois en mer, particulièrement si vous n’êtes pas capable d’en comprendre le fonctionnement.

En mer, j’ai eu à comprendre le système de fusibles installées sur l’injection électronique des moteurs, diagnostiquer lequel était brûlé et le remplacer pour redémarrer un moteur. J’ai eu à identifier, pendant une manœuvre d’ancrage, où se situait le disjoncteur du guindeau (un endroit manifestement différent ce qui était au manuel du fabricant!). J’ai eu à identifier la valve de dérivation des réservoirs vers la pompe d’alimentation en eau potable. J’ai dû apprendre à contourner les systèmes de régulation automatique de pression d’un désalinisateur pour en faire la régulation manuelle.

J’ai dû démonter et remonter une winch, monter au mât pour déprendre une drisse ou pour déprendre un coulisseau bloqué, débrancher une prise électrique du circuit principal pour éviter une panne généralisée… et j’en passe.

Avec un peu d’expérience, ces tâches deviennent ordinaires… même sur des bateaux différents. On apprend rapidement à généraliser notre compréhension de différents systèmes d’électricité, de plomberie et de mécanique… tout en apprenant à reconnaître quand le personnel de quai a fait des modifications qui diffèrent de ce qui est indiqué au plan à bord.

On apprend aussi à gérer la diversité des personnes. On fera face au gestionnaire d’entreprise, habitué à prendre des décisions en toutes circonstances, qui tentera de donner des instructions sur les manières de faire de la voile malgré une incompétence manifeste. On fera face à des personnes qui ont des difficultés à conceptualiser une liste procédurale, et donc incapables d’enchaîner une manœuvre sans accompagnement. On fera face à l’alcoolique qui veut piloter le bateau, à la mère qui a constamment peur pour ses enfants, ou aux trois jeunes « de party » qui renvoient leur alcool sur le pont après deux heures.

On aura à composer avec douze personnes qui posent leurs questions en même temps, pendant une manœuvre d’accostage, et qui demandent votre attention pour des questions d’ordre touristique, moins importantes que la sécurité de l’équipage. On aura à gérer des personnes qui s’affirment compétentes à voile et qui, à chacun de leur gestes, contribuent à briser le bateau. On aura également des gens compétents à bord, mais qui ont des méthodes d’accostage (ou autre) différentes des méthodes que vous préconisez. On vous traitera parfois comme un mentor, parfois comme un employé, parfois comme un ami et souvent comme un guide touristique.

Je reviendrai sur la sociabilité des clients plus bas, mais ce que je tiens ici à souligner est à quel point vous serez sollicité et déstabilisé dans vos conceptions des manoeuvres. Il faut constamment être pédagogue, constamment vérifier les capacités des clients à faire ou accompagner dans une manœuvre et ultimement, savoir reprendre le contrôle quand les affaires partent en vrille.

Une approche évitant la confrontation consiste à demander comment une personne fait d’ordinaire une manœuvre (e.g. « Comment hisses-tu la grande voile, d’habitude ?). Ça permet notamment d’apprendre sur des pratiques différentes (on peut aussi apprendre!), mais surtout, de cerner à quel point le client est un risque de bris. D’expérience, les plus grosses différences sont dans les méthodes d’accostage et ce qui constitue un « nœud sécuritaire ». Quand les méthodes proposées sont différentes des vôtres et ont un minimum de bon sens, il faut savoir s’adapter. Pensez à n’importe quel ordre préconisé de déploiement des amarres pendant un accostage: j’ai eu à faire chacun des cas possibles.

Il faut également surveiller si les personnes sont attentives aux manœuvres. Certaines personnes partent dans la lune, quittent leur poste pour faire autre chose ou figent par inexpérience.

C’est correct. Ce n’est pas leur travail. C’est le vôtre.

Le message clé est qu’il faut savoir faire preuve d’une très grande flexibilité quant aux méthodes de gestion du bateau, incluant celles où vous avez plus de difficultés. C’est à vous de vous adapter à ce qui fonctionne avec les clients. En des termes simples, la meilleure méthode est celle qui marche avec les gens à bord, par opposition à une procédure pré-établie. Il faut donc savoir identifier les forces et faiblesses de personnes à bord, et adapter les manoeuvres en conséquence.

3. Vous vivrez dans les couchettes des autres

La compagnie de location avec laquelle j’ai travaillé m’a gracieusement offert de rester sur les bateaux qui n’étaient pas en location entre mes semaines en mer. Je n’ai donc pas eu à payer de logement, ce qui constitue une formidable économie. Cet avantage varie cependant avec les semaines et les besoins de location. Une semaine, vous aurez une couchette immaculée sur un bateau neuf. La semaine suivante, vous serez sur un bateau usé, avec un frigidaire qui ne fonctionne pas et des toilettes qui n’ont pas encore été nettoyées du voyage précédent. Il faut faire son ménage et s’organiser!

Le plus difficile, en ce qui me concerne, était certainement le fait que le personnel de quai faisait l’entretien de certaines composantes du voilier alors que j’étais à bord. Vous avez une réunion zoom importante? C’est peut-être mieux de la faire ailleurs, ou de la planifier après l’heure de fin journée du personnel de quai. D’autres trouveront peut-être difficile d’avoir à changer de bateau en milieu de semaine, forçant à recommencer son nettoyage/ménage/bureau temporaire, parce qu’une location vient d’être conclue. Il faut savoir s’adapter.

Du bon côté des choses, ça vous donne une semaine « à vous » pour inspecter un bateau de fond en comble. Mais ne rêvez-pas: il n’est pas permis de le sortir s’il n’est pas loué!

4. Il faut savoir être un guide touristique

La plupart des clients s’attendent de vous d’avoir une connaissance des bons mouillages, des bons ancrages et des restaurants branchés. Certains clients voudront faire un tour des meilleurs sites culturels, d’autres voudront les « meilleurs vents » pour faire de la planche à voile et certains voudront des ancrages sans roulis. On vous posera également des questions de base sur la démographie, la culture, l’économie et l’histoire. « En quelle année fut construire le fort XX ? », « Combien de personnes vivent sur l’île YYY ?»» etc. On vous posera également des questions élémentaires de navigation. Est-ce une journée où les clients auront le mal de mer? Combien de temps avant d’arriver? Pourquoi n’allons-nous pas en ligne droite [dans le sens du vent]?

C’est extrêmement payant que de lire un guide de croisière et un guide « routard » des bonnes tables. C’est normal de ne pas avoir réponse à tout, mais il faut éviter de toujours plaider l’ignorance.

Il faudra également se mettre dans les souliers de ses clients: ils arrivent par avion, ont payé entre 6 000$ et 12 000$ pour une semaine de voile, et veulent visiter plein d’endroits. Leur répondre que le vent n’est pas au rendez-vous ne cadre pas avec leur semaine. On doit faire usage des moteurs et composer avec leurs besoins.

Ça peut vouloir dire de changer le cap à l’heure du coucher du soleil pour donner une belle vue, ralentir pour minimiser l’inconfort pendant les repas, faire quelques blagues pour atténuer le mal de mer, organiser la récupération de valises perdues pendant un vol, et faire le fameux « toutes autres tâches connexes ». C’est leurs vacances.

5. Vous ferez du catamaran plus que du quillard

La clientèle des compagnies de location de bateaux est à couper au couteau: ceux qui veulent faire de la voile et ceux qui veulent une croisière. Dans le premier cas, les clients sont d’ordinaires expérimentés, ont leurs brevets de compétence, préfèrent les quillards et n’ont absolument pas besoin de vous.

Dans le deuxième cas, les clients veulent un condominium sur coque, vivre le confort, ont peu d’expérience à voile et ne veulent généralement pas se faire importuner par les considérations pratiques de la navigation à voile. Vous serez donc beaucoup plus souvent en catamaran qu’en quillard: stabilité, espace, confort, mais moins de performance au vent, voire à voile tout court.

6. Clients from hell

Parfois, c’est les enfants qui vomissent, pleurent, appuient sur tout les boutons et tournent tout à l’envers. Parfois, c’est les adultes qui vous traiteront comme leur employé indépendamment des considérations de sécurité. D’autres fois, ce sera le fanatique qui vous parlera sans arrêt de sa croyance religieuse, de sa conspiration, ou du meilleur classement des épisodes de Star Trek.

C’est inéluctable: à force de voir des clients, on finit par tomber sur un ou des trou de cul(s) Ils sont bien représentés partout, indépendamment de la race, de la nationalité, du genre ou de la religion.

J’ai eu à argumenter avec des clients qui ne comprenaient pas pourquoi ce n’était pas une bonne idée que d’échouer un catamaran de 10 tonnes sur une plage. J’ai eu à faire comprendre à d’autres que ce n’est pas une bonne idée que de s’ancrer entre des coraux « même s’il y a de la place [dans une direction perpendiculaire au vent] ». J’ai aussi eu à expliquer qu’il fallait border la grande voile avant/pendant un empannage, même si le client était convaincu que ça ne faisait aucune différence (« Vous n’avez manifestement pas appris à faire de la voile », m’a-t-on dit, pour ensuite le voir appeler le gestionnaire de location…).

Ce genre de client constitue une bombe à retardement pour un bris. Pendant la semaine, c’est un enfer, mais une partie du travail est de prévenir ces bris malgré leurs souhaits. Ça aide de le faire avec tact et diplomatie, si le temps le permet. Quand la semaine est terminée, vous aurez toute l’équipe de gestion et d’entretien des voiliers qui comprendra. Ultimement, certains finiront peut-être sur la « black list » de la compagnie.

Puis viennent les idéologues. Peu importe vos convictions ou vos idées sur un sujet, vous croiserez assurément des gens qui croient fermement en l’opinion contraire… et qui tenteront de vous convaincre. J’ai personnellement eu à discuter de notre sauveur Jésus Christ, de l’inefficacité des vaccins contre la covid (et de la conspiration du pharmaceutique pour nous forcer à les prendre), du fait que la terre est plate et de l’importance du fascisme pour rétablir l’ordre mondial. Vous dormirez, mangerez et naviguerez avec ces personnes pendant 7 à 20 jours. L’éternité, c’est long (surtout vers la fin!).

Finalement, il y a ceux pour qui tout leur est dû. Il y a un bris sur le bateau? Il faut tout changer et se faire livrer un bateau neuf! Votre plan de navigation ne répond pas à leurs fantaisies? Il faut un autre skipper! La nourriture est tiède? Il faut changer l’hôtesse! Le moindre prétexte devient une excuse pour demander un crédit, se plaindre ou justifier une forme de supériorité en tant que client.

Qu’on se comprenne bien, c’est normal que les clients s’attendent à un niveau de service, mais je parle ici de ceux qui sont bien au delà de la ligne de la décence, ou qui comprennent manifestement pas ce qu’est de faire une croisière en bateau. Ici, c’est très utile de rappeler aux clients que vous êtes en charge des opérations et non du commercial. Le seul défaut de cette approche est qu’elle pellete le problème dans la cours du personnel administratif, mais ça donne au moins le temps aux clients de se calmer avant le retour. Peut-être que quelques minutes passées avec les dauphins feront oublier les quelques malheurs!

Il n’y a pas de techniques magiques pour gérer les trou du cul. On minimise ses interactions, on prévient le personnel à terre de ce qui s’en vient, on (essaie de) changer de sujet … et on compte les jours. Il faut garder son sang froid, se discipliner et se rappeler qu’il y a aussi des clients extraordinaires, généreux et ébahis par tout ce qu’ils verront. Ultimement, on peut aussi se rappeler qu’on est payés pour faire de la voile. Si on doit payer la « taxe » en le faisant de temps à autre avec des mésadaptés sociaux, ça vaut quand même le coup!

7. L’équipement brise et brisera

Le personnel de quai est extrêmement compétent. Des passionnés, qui aiment la voile et qui connaissent les bateaux beaucoup mieux que les Skipper. Mais aussi compétents qu’ils soient, ils n’ont que sept heures pour remettre un ensemble de bateaux en ordre entre l’arrivée des locations précédentes et le début des locations suivantes. En somme, le roulement est élevé et il y a très peu de temps pour faire le tour des systèmes, détecter un éventuel problème et le régler.

C’est donc également inévitable, les choses brisent en mer… et des petits bobos demeurent, faute de temps. Ça affecte l’expérience client, mais ça affecte également les opérations en tant que Skipper.

Certains bris, tels qu’un ordinateur de bord ou un pilote automatique défaillant, n’affecteront que très peu l’expérience client, mais renforceront certainement vos capacités à naviguer avec des fonctionnalités réduites. D’autres, telles qu’une panne de moteur en pleine procédure d’ancrage, vous donneront quelques sueurs froides!

Les bris qui affectent le plus l’expérience des clients sont généralement liés aux systèmes embarqués. Le système le plus capricieux est assurément le désalinisateur. En cas de bris, il faut alors changer les plans pour soit modérer la consommation d’eau, soit faire des arrêts pour faire le plein. Certains clients tiennent à leur douche quotidienne de dix minutes (!). Les frigidaires sont également difficiles, particulièrement certains modèles au format « tiroir ». Ça peut vouloir dire une journée à cuire de la viande parce que les congélateurs font défaut.

L’idée centrale à déprogrammer est que les bateaux sont en parfait état de marche. Il y a du matériel qui brisera et il faudra adapter la navigation à l’état de l’équipement.

8. Vous ferez des rencontres extraordinaires

Les gens du milieu marin sont généralement extraordinaires. Vous croiserez tantôt un bateau voisin qui arrive d’une transatlantique et fait la fête à côté du vôtre, tantôt des clients qui découvrent les merveilles de faire du bateau à voile, tantôt un autre Skipper qui vous racontera ses histoires abracadabrantes, ou tantôt du personnel de compagnie qui sont drôles, compétents et de bonne humeur. Ces personnes auront une influence sur votre manière de penser à la voile et font certainement partie des meilleurs côtés du quotidien de ce travail.

Conclusion

Pendant une soirée à terre, j’ai croisé un Skipper hollandais qui aspirait à devenir meilleur en naviguant seul. Sa quête, résumait-il, était de s’harmoniser le plus possible avec son bateau. Je lui expliquais le déroulement de mes semaines et je le voyais dégoûté à me voir vivre la voile avec des gens si peu expérimentés. Je comprends certainement la perspective qu’il met de l’avant, au sens où une responsabilité professionnelle revient à constamment balancer l’équilibre entre les capacités des clients, leurs désirs et les considérations de sécurité. J’aspire aussi à ne faire qu’un avec Jean-du-Sud, alors je comprends ses ambitions.

Cela dit, j’ai contre-argumenté qu’on pouvait apprendre beaucoup de choses dans une compagnie de location de voilier qu’on ne peut pas apprendre dans une quête d’harmonisation avec son bateau. L’apprentissage le plus important, à mon avis, est le développement de compétences robustes qui fonctionnent sur plusieurs types de navires. A contrario, la quête d’harmonisation mène à une forme de spécialisation. Le second apprentissage est le développement à tirer le meilleur parti de toute forme d’équipage. On apprend l’adaptation et la débrouillardise.

Aussi, on navigue sur de superbes bateaux.