Né sous une étoile de mer

Par Yves Gélinas.

Article publié dans les revues Voiles et Voiliers, mars 2009 et L’Escale Nautique, printemps 2009.

À l’occasion de sa dernière traversée en solo, Yves Gélinas réfléchit sur sa destinée de marin.

Je viens de quitter Porto Santo, dans l’archipel de Madère, pour traverser l’Atlantique vers Saint-Martin, aux Antilles, seul à bord de Jean-du-Sud. Cette traversée marque le terme d’une croisière de sept étés en Europe, à bord de ce petit bateau que j’ai acheté en 1973 et nommé Jean-du-Sud, d’après la chanson de Gilles Vigneault.

Pendant ces trente-cinq années, mon bateau ne s’est pas ennuyé au port. J’ai peint son nom sur la coque, comme il se doit, mais j’ai été incapable d’y ajouter un port d’attache, ne sachant lequel y mettre.  Je n’ai pas additionné les milles que nous avons parcourus ensemble, mais cela doit bien atteindre la centaine de milliers : trois allers et retours entre le Québec et les Antilles, une traversée de l’Atlantique, quelques-unes de la Manche, un voyage vers la Suède,  retour en solo vers le Québec depuis la Bretagne en faisant un grand détour autour du monde, par l’océan austral et le cap Horn.  Revenu de ce bord-ci de l’océan, j’ai passé plusieurs étés dans le fleuve et le golfe Saint-Laurent, au Maine, autour de Newport, Nantucket et Martha’s Vineyard, croisé le long de la côte américaine entre Halifax et Annapolis, vers le lac Huron et la baie Georgienne.  Pour marquer les vingt ans de mon tour du monde, j’ai retraversé l’Atlantique vers l’Irlande, l’Angleterre, la France, voyagé dans les canaux français, puis vers la Hollande, traversé la mer du Nord vers l’Écosse, le canal de Calédonie, les Hébrides, le pays de Galles, les îles Scilly, la Bretagne Sud et la côte vendéenne, remonté la Gironde, traversé le golfe de Gascogne vers les rias de Galice, le Portugal, l’Espagne, entré dans la Méditerranée, vu la Corse, touché la Sardaigne, atteint l’Italie. 

Je m’étais dit que je ramènerais Jean-du-Sud chez moi au Québec juste avant de me sentir trop vieux pour pouvoir le faire et au cours de ce dernier été, j’ai su que ce moment approchait.  Alors j’ai tourné l’étrave vers l’ouest et suis revenu à Gibraltar via Minorque, Majorque et Ibiza, puis j’ai traversé vers Porto Santo, dans l’archipel de Madère.  Il y a quelques jours, tandis que je me préparais à partir, je fêtais mon soixante-neuvième anniversaire, ce qui me laisse croire que cette traversée d’océan sera sans doute la dernière que je ferai en solo.

Ceci m’amène à faire un retour en arrière et réfléchir à  ma destinée de marin.  Quelle était cette force qui m’a amené à consacrer la majeure partie de ma vie d’adulte à cette passion?  Qu’est-ce qui m’a poussé à mettre de côté une carrière déjà bien amorcée dans le domaine des arts de la scène et du cinéma pour partir en bateau?  A vrai dire, je n’en sais rien.  Tout ce que je puis affirmer, c’est que cette force me dépassait et raconter comment elle s’est manifestée.

Si j’étais né en Bretagne, on pourrait comprendre un tel attrait pour la mer, mais ce n’est pas le cas.  Né à Montréal, j’ai passé mes étés d’enfance à Oka, au bord de l’eau, mais celle du lac des Deux-Montagnes était douce et je n’avais aucune idée de la mer et de la navigation océanique.  Pourtant, je me souviens d’un rêve que j’ai fait alors que je devais avoir six ou sept ans ; j’emploie le mot rêve, mais je devrais peut-être écrire songe : je trouvais un petit bateau jouet au bord de la grève et ce rêve m’avait tellement impressionné qu’en m’éveillant, j’avais couru au bord de l’eau et je me souviens encore, plus de soixante ans plus tard, de l’immense déception que j’avais éprouvée en voyant qu’il n’y était pas.

Mon père possédait un petit dériveur, un Snipe, mais celui-ci avait rendu l’âme alors que j’avais neuf ou dix ans, victime de la pourriture de son puits de dérive ; j’avais toutefois déjà pu voir qu’un bateau à voile pouvait avancer non seulement au vent arrière, mais aussi au travers et même contre le vent.  Lorsque j’étais adolescent, mon père avait eu pendant une ou deux saisons une vedette à moteur à bord de laquelle nous avions effectué en famille une croisière de deux semaines en remontant la rivière des Outaouais vers le canal Rideau, le fleuve Saint-Laurent et les Mille-îles. 

Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans que j’ai pu faire la connexion entre voile et croisière : un ami possédait un petit yawl aurique qui avait passé l’hiver à Shelburne, au lac Champlain et il m’avait invité à le ramener avec lui à son port d’attache d’été, Saint-Jean-sur-Richelieu.  Au cours des trois jours qu’avait duré le voyage, nous n’avions pas réussi à faire démarrer son vieux  moteur Acadia et c’est à la voile pure que nous avions atteint Saint-Jean.  J’avais découvert qu’il était possible de voyager avec sa maison poussée par le vent et dès ce moment-là, je me suis mis à dévorer tous les livres et magazines traitant de voile et de navigation que je pouvais trouver, autant en anglais qu’en français.  

J’étudiais l’art dramatique au Conservatoire et cherchais un embarquement pour les vacances d’été.  J’eus la chance d’être invité par le couple de comédiens Lionel Villeneuve et Hélène Loiselle pour une croisière de Montréal vers le Saguenay à bord de l’Airelle, leur ketch de 12 m.  C’était encore l’époque des bateaux de bois, des voiles de coton et des drisses en sisal et Lionel naviguait à la manière des anciens capitaines de goélettes de la côte de Charlevoix qui avaient appris de leurs pères des techniques de navigation qui tenaient plus de l’instinct de survie que de la science enseignée par Bowditch et autres Glénans.

Lionel avait fait construire ce bateau quelques années plus tôt grâce à un lucratif contrat de publicité, mais à la saison suivante, ce contrat n’avait pas été renouvelé et il s’était vu contraint de travailler tout l’été.  Je venais de sortir du Conservatoire, libre de toute attache, et sachant qu’un bateau de bois doit être mis à l’eau à chaque été sous peine de sécher et voir ses coutures s’ouvrir, j’avais proposé à Lionel d’assumer, avec trois autres copains, toutes les dépenses de la saison et de faire naviguer l’Airelle. C’est ainsi que dès ma deuxième saison de navigation, je m’étais retrouvé responsable d’un ketch de 12 m qui ne m’appartenait pas.  Nous avions descendu le Saint-Laurent, traversé vers les îles de la Madeleine, étions revenus en faisant le tour de l’île du Prince-Édouard par le détroit de Northumberland. L’été suivant, même topo et en trois mois, nous avions atteint les îles françaises Saint-Pierre et Miquelon, au large de Terre-Neuve et étions revenus en passant par les lacs Bras d’Or, en Nouvelle-Écosse.

Quelques années plus tard, j’achetais un petit sloop de 24 pieds et le faisais livrer à l’Île du Prince Édouard où je jouais au théâtre à Charlottetown. Cette même année, je m’étais marié et c’est à bord de ce petit bateau que j’avais effectué mon voyage de noces.

Après quelques années, j’ai compris que malgré des efforts très honnêtes de sa part, la mère de mes deux filles n’était pas à l’aise sur l’eau et qu’elle ne m’y suivrait jamais.  Voyant ce rêve s’estomper et comprenant que j’étais collé à la maison pour le reste de ma vie, j’avais commencé à ressentir les symptômes d’un authentique ulcère d’estomac que j’arrivais à atténuer à l’aide de médicaments, mais la dose nécessaire ne cessait d’augmenter au point que l’honnête pharmacien qui me les fournissait s’était senti obligé de me mettre en garde contre l’abus de ces drogues.  Je suis convaincu que si je n’avais pas réagi comme je l’ai fait, je serais aujourd’hui mort d’un cancer ou d’une autre maladie causée par ce stress.  J’ai dû prendre une décision déchirante et sept ans plus tard, mettre fin à ce mariage. 

J’ai du même coup mis fin à ma carrière à la scène et au cinéma et embrassé celle de marin à temps complet, ayant compris que pour réussir en art il fallait y consacrer toutes ses énergies et ses pensées, les miennes étant focalisées vers un éventuel départ.  Les quelques livres que j’avais lus sur la spiritualité s’accordaient sur un point : pour atteindre la paix intérieure, il faut se libérer de ses désirs et pour y arriver, il y a deux moyens : soit on les oublie, soit on les réalise.  Je savais que je ne pourrais jamais oublier celui-là et que le seul moyen de m’en libérer serait de le réaliser.

Il semble qu’il me fallait un bateau dans cette incarnation-ci et bien malgré elle, la Banque Royale du Canada m’a fait cadeau de Jean-du-Sud.  Je l’avais acheté en co-propriété avec mon frère Michel et l’automne venu, avais mis le cap vers les Antilles.  Michel était venu m’y rejoindre pour quelques courts séjours, mais j’en avais profité beaucoup plus que lui, de sorte qu’au bout d’un an, il m’avait offert de racheter sa part ou de vendre le bateau.  Ayant dû emprunter pour payer ma moitié, je savais que je n’avais guère les moyens de le payer au complet ; j’ai tout de même appelé mon banquier et lui ai décrit ma situation financière et professionnelle telle qu’elle était, sans la maquiller ni l’enjoliver.  À ma grande surprise, il a accepté, à la condition que mon frère me serve de caution.  Une fois ma signature et celle de mon frère au bas de la feuille, me voilà l’unique propriétaire de Jean-du-Sud.

J’étais retourné aux Antilles faire une première saison de charter qui m’avait permis de rembourser une partie seulement du montant convenu.  Comme j’avais une autre dette provenant d’une carte de crédit, le banquier m’avait proposé, à mon retour, de consolider le tout et de signer un nouveau billet.  J’avais signé là où il me l’indiquait sans m’apercevoir que l’emprunt endossé par mon frère se trouvait acquitté par ce nouveau billet qui ne portait que ma signature, sans aucune autre caution.

Nouvelle traversée vers les Antilles, deuxième saison de charter, mais celle-ci  avait été encore moins rentable et comme je n’arrivais pas à rembourser la somme convenue à la banque, j’avais décidé de mettre le bateau en vente ; une fois la banque remboursée, j’espérais qu’il reste un peu d’argent pour m’acheter un plus petit bateau, sinon je partirais en Inde m’occuper de mon âme.  Mais j’avais eu le temps de m’attacher à Jean-du-Sud et demandais plus cher que le prix payé trois ans plus tôt ; à la fin de l’été, n’ayant pas trouvé mon prix, j’avais demandé au banquier la permission de retourner aux Antilles faire une troisième saison de charter, au terme de laquelle je reviendrais mettre le bateau en vente dès le début du printemps.  Il m’avait répondu : « D’accord, mais avant de partir, revenez me voir, nous prendrons un lien légal sur votre bateau, ainsi qu’une assurance, car le présent emprunt ne porte que votre signature.  Je n’ai pas le temps d’y voir maintenant, je pars en vacances tout à l’heure, revenez me voir dans trois semaines. »

Jusqu’à ce moment, j’avais cru que si je ne remboursais pas cet emprunt, mon frère devrait le faire à ma place.  Le banquier venait de me dire en d’autres mots que si je partais avec mon bateau avant son retour de vacances, la seule conséquence, en ce qui me concernait, serait que ma capacité d’emprunter à l’avenir en serait affectée.  Qu’auriez-vous fait à ma place? 

J’avais été jusque là un honnête garçon et hésitais encore, cherchant le moyen d’apaiser ma mauvaise conscience.  J’avais entendu parler d’une personne qui arrivait de l’ashram de Sri Aurobindo, qui avait connu la Mère, et avais sollicité un entretien pour lui demander conseil, assuré que l’opinion d’une telle personne serait bien inspirée.  Au cours de la conversation, il était apparu que si je voulais vraiment m’occuper de mon âme, je pourrais très bien le faire sur mon bateau et que la somme des avantages dépassait de loin celle des inconvénients.  Pour bien nous en assurer, elle m’avait proposé de faire appel à cette antique technique chinoise qu’on appelle le Yi King qui « permet à l’homme de pénétrer l’énigme de son destin et nous entraîne, au-delà de toute théologie comme de tout système philosophique,  à un degré de profondeur limpide où l’œil du cœur contemple l’évidence du vrai [i]».  J’ ai oublié le détail, mais me souviens d’avoir été émerveillé par l’absence d’ambiguïté des réponses : à chaque question posée, la réponse fournie par la combinaison des hexagrammes ne laissait aucune équivoque : Pars!  Vas-y!  Ne crains rien!  C’est là ta voie… ! »

À partir de ce moment, en guise de tentative de m’en détacher au cas où il me serait enlevé, j’ai tenté de me convaincre que Jean-du-Sud m’était prêté et qu’il me serait laissé tant que j’en aurais besoin.  S’il faisait naufrage, que ce soit sur un récif de corail ou sur un récif d’argent, je devrais accepter l’idée que c’était parce que je n’en avais plus besoin et que je devais passer à autre chose.  Je l’ai toujours… 

Bien que j’aime beaucoup naviguer, je n’apprécie guère être rivé à la barre et dès le début, j’ai cherché le moyen de convaincre mon bateau de se barrer tout seul.  Sur mon premier, profitant de l’aide de mon ami Yves André qui avait appris la soudure à l’école des Beaux-Arts,  j’avais bricolé dans la boutique du forgeron d’Oka un régulateur d’allure inspiré de Blondie Hasler, à aérien vertical et servo-pendulum relié à la barre.  Cet appareil m’avait permis d’effectuer ma première traversée en solo, entre Percé et les Îles de la Madeleine.  Lorsque j’ai acheté le présent Jean-du-Sud, je l’ai aussitôt équipé d’un autre régulateur d’allure de ma conception, avec safran auxiliaire contrôlé par un aérien à axe horizontal.  Cet appareil m’a permis d’effectuer trois croisières entre la côte américaine et les Antilles, une traversée de l’Atlantique et un voyage vers la Suède.  Il maintenait un cap approximatif, mais je n’étais pas satisfait de sa performance, surtout dans le gros temps et au vent arrière, qui est le talon d’Achille de tout régulateur d’allure. 

Au retour de Suède, j’avais trouvé du travail dans la région de Saint-Malo, au chantier de Michel Chabiland qui fabriquait de petits dériveurs en aluminium pour les écoles de voile et j’ai vu que ce chantier me permettrait de renforcer Jean-du-Sud et de le préparer à un grand défi : revenir vers le Québec en solitaire et sans escale, en faisant un grand détour par l’autre côté de la terre, sur la route de l’océan austral et du cap Horn.  

J’avais lu de nombreux récits de marins qui avaient tenté cette route et tous (sauf Moitessier) avaient éprouvé des pannes de régulateur d’allure qui souvent les avaient forcés à interrompre leur voyage. Comme je ne voulais faire aucune escale, il me fallait un régulateur d’allure à l’épreuve de tout. J’en avais déjà bricolé deux et je me suis attaqué à sa conception. Mais au bout d’une année consacrée presque à temps complet au design et à l’expérimentation, je n’avais toujours rien trouvé qui me satisfasse et je me souviens d’avoir formulé cette pensée – j’aurais pu écrire prière – : « Cela fait assez longtemps que je cherche, il serait peut-être temps que je trouve! » Quelques heures plus tard, en jouant avec un bout de fil de fer plié d’abord en forme de manivelle horizontale, puis en forme de Z dans le plan vertical, j’avais trouvé ce que je cherchais depuis plus d’un an : le moyen de transformer à l’aide d’une pièce unique le mouvement d’une bielle provenant de l’aérien, en rotation de la mèche de la pale, rotation qui s’annule à mesure que celle-ci s’incline sous la poussée des filets d’eau.

Au cours des deux années suivantes, j’ai pu profiter des ressources du chantier pour effectuer tous les travaux qui ne demandaient pas d’argent : fabriquer un nouveau mât super costaud, que j’espérais à l’épreuve des chavirages, débarquer le moteur, renforcer la coque, bâtir le régulateur d’allure. Mais il me fallait des voiles et du gréement neufs et d’autres équipements que je ne pouvais pas fabriquer moi-même ; alors je suis revenu au Québec tenter de matérialiser la vingtaine de mille dollars qu’il me faudrait pour partir.

Avant de devenir marin à temps complet, j’avais, comme je l’ai écrit plus haut,  travaillé comme comédien et cinéaste, alors j’ai voulu tourner un film durant ce voyage.  Les techniques de prise de vue en numérique n’existant pas encore à cette époque, je prévoyais tourner en 16 mm, avec son synchrone enregistré sur un magnétophone.  Je croyais naïvement que l’argent que je trouverais  pour le film m’aiderait à payer les dépenses du bateau.  Mais j’ai dû rapidement remettre les pieds sur terre.  La tradition nautique au Québec étant ce qu’elle était à cette époque, lorsque je disais que je voulais faire le tour du monde sans escale à bord d’un bateau de trente pieds, on me prenait déjà pour un fou.  Lorsque j’ajoutais que je voulais tourner un film de long métrage pendant le voyage…   Même à terre, un film tourné par une personne seule qui est à la fois derrière et devant la caméra, cela ne s’était jamais vu.

À force d’acharnement, j’ai finalement pu convaincre un producteur qu’il n’y laisserait pas sa chemise.  En échange de messages diffusés par radio à chaque jour, captés à Montréal par Pierre Décarie, un radioamateur de grande expérience et retransmis par un groupe de stations du Québec, j’ai pu acheter les voiles, l’approvisionnement et l’équipement. 

Au bout de trois ans de travail ardu, j’ai quitté Saint-Malo le premier septembre 1981.  Je n’ai pas fait le tour sans escale, j’ai été chaviré et démâté dans l’océan Pacifique, atteint les îles Chatham sous gréement de fortune, réparé, remâté, repris la mer, viré le Horn et atteint Gaspé le 9 mai 1983, ayant parcouru 28000 milles en 282 jours.  Le film de 100 minutes Jean-du-Sud autour du monde a remporté deux fois la Palme d’Or au festival du film de voile de La Rochelle (pour la première partie, Saint-Malo-Chatham en 1993, la deuxième, Chatham-Gaspé en 95) ; en tout, 9 prix dont 5 Palmes d’Or dans 7 festivals de film. Il a été diffusé à la télévision dans une dizaine de pays et reproduit à plusieurs milliers de vidéocassettes d’abord, de DVD maintenant[ii].  De nombreuses personnes affirment que c’est le meilleur film de voile qu’ils ont vu.

Dans l’espoir de profiter financièrement de cette trouvaille, j’étais passé à l’Institut National de la Propriété Industrielle à Paris vérifier si mon idée était brevetable et ai pu voir qu’elle l’était.  Mais j’ai commis l’erreur de ne pas breveter et tenter de vendre tout de suite mon invention et voulu la tester autour du monde.  En 28 000 milles, je n’ai jamais barré, mon régulateur d’allure ayant maintenu le cap à toutes les allures, quelles qu’aient été l’état de la mer ou la force du vent.  Après mon retour, j’ai pris contact avec les gens de Plastimo et de Goïot et reçu toute une douche froide : les pilotes électriques venaient d’apparaître sur le marché et de ce fait, les régulateurs d’allure avaient perdu tout intérêt.

Comme il n’y avait plus de marché pour mon invention, inutile d’investir dans un brevet.  Il a fallu quelques années pour que dans les revues nautiques, on écrive que les pilotes électriques n’étaient pas très fiables et surtout exigeaient une bonne quantité d’ampères et qu’après tout, il y avait peut-être encore une demande pour les régulateurs d’allure.  N’ayant pas de brevet à vendre, si je voulais rentabiliser mon invention, j’étais forcé de l’exploiter moi-même.  Mais le marché offrait déjà un bon nombre de régulateurs d’allure et je n’aurais jamais fait l’effort d’y ajouter le mien si je n’étais convaincu qu’il était meilleur que les autres tant par sa solidité, l’élégance de son design et sa performance, surtout par petit temps au vent arrière.  (Le fait que mon mécanisme de transmission et certains de mes modèles aient été copiés presque tels quels par un autre fabriquant confirme cette intuition.)  Pour évoquer le rigoureux banc d’essai auquel j’avais soumis mon prototype, j’ai choisi le nom de CapHorn. 

Mais j’avais fait mes études professionnelles au Conservatoire d’art dramatique, je ne connaissais rien de la fabrication et je ne disposais d’autres outils que ceux que j’avais emportés avec moi à bord de Jean-du-Sud.  J’ai dû apprendre en faisant fabriquer les premiers appareils et en furetant dans les ateliers pour découvrir quels outils on utilisait et comment on s’en servait.  Un jour, un client potentiel qui voulait fermer son atelier d’usinage et partir en bateau m’a proposé d’échanger un régulateur d’allure contre un tour.  Des amis m’ont enseigné à me servir de cet outil et graduellement, j’ai pu équiper un atelier de fabrication.

J’éprouvais une forte attraction pour une personne prénommée Céline et pour éviter de répéter la même erreur, j’ai pris la précaution de l’inviter à bord de Jean-du-Sud avant de me permettre de tomber complètement sous son charme.  Si elle a éventuellement accepté de m’épouser, ce n’était pas pour mon argent car je ne pouvais me verser aucun salaire, toute rentrée devant être réinvestie en outillage et en publicité.  Heureusement, Céline m’a fait confiance, assumant les dépenses du quotidien.

Au bout de cinq ans de vaches maigres, trois importantes revues nautiques, Voiles et Voiliers en France, Yachting Monthly en Angleterre et Cruising World aux États-Unis, publiaient un article sur les régulateurs d’allure et pour la première fois, CapHorn, le dernier apparu sur le marché, prenait sa place dans le groupe.  La demande augmentant, j’ai pu engager mon neveu, Éric Sicotte alors au chômage et qui désirait gagner sa vie en travaillant de ses mains, pour prendre charge de la fabrication.

Une vingtaine d’années plus tard, le régulateur d’allure CapHorn nous procure à tous deux un revenu confortable, sans m’empêcher de naviguer grâce aux nouveaux moyens de communication tels que le wi-fi, la radio HF et les satellites, qui permettent de déplacer le bureau de vente à bord de Jean-du-Sud durant les mois d’été, le marketing des régulateurs d’allure consistant principalement à répondre à des demandes reçues par courriel, le fidèle Éric assurant la permanence à l’atelier.  Mais je dois tout de même l’exposer dans certains salons nautiques.  Pour rentrer d’Europe, j’avais prévu traverser directement depuis Gibraltar vers Saint-Martin, aux Antilles en prenant la mer à la mi-octobre, après le salon d’Annapolis, pour arriver à la fin novembre, à temps pour prendre l’avion vers le salon de Paris.  Mais j’avais consulté un site web de météo américain qui prévoyait trois ou quatre « named storms », deux « hurricanes » et un « severe hurricane » au cours des mois d’octobre et novembre.  J’avais aussi lu un article dans le numéro de septembre de Cruising World écrit par le célèbre marin Don Street (qui publie les guides de croisière et cartes portant le nom de son yawl centenaire Iolaire) dans lequel il résumait son expérience de cinquante années de traversées de l’Atlantique et recommandait, vu le réchauffement climatique qui prolonge la saison des ouragans d’un bon mois et retarde l’établissement de l’alizé, de ne pas partir avant décembre.  Au salon d’Annapolis, j’avais pu le croiser et lui poser mon problème.  Il m’avait conseillé de laisser mon bateau à Porto Santo et d’y revenir en janvier pour compléter la traversée.  J’ai suivi son conseil et quitté Porto Santo le 22 janvier.  J’ai peut-être échappé à un ouragan, mais je me suis fait rouler brutalement : j’ai trouvé un alizé soufflant entre 25 et 35 nœuds avec une mer à l’avenant rendue encore plus vicieuse par la présence d’une forte houle venant de l’Atlantique nord secoué par d’incessantes tempêtes d’hiver.  En général, au cours d’une traversée d’océan, il y a des jours de gros temps, mais une majorité de jours où on peut dire qu’on fait de la belle voile ; je n’en ai connu aucun au cours de cette traversée, n’ayant pas pu envoyer la grand-voile sans ris plus de 24 heures en tout. 

En septembre 2001, lorsque j’étais revenu à Saint-Malo vingt ans et quelques jours après mon départ pour le tour du monde, les gens que j’y avais côtoyé ne m’avaient pas reconnu ; pourtant, après quelques minutes, ils affirmaient que mon bateau n’avait pas changé.  Il semble que le plastique vieillisse mieux que l’humain, j’en ai encore une fois eu la preuve durant cette traversée et j’ai pris la précaution de m’amarrer beaucoup plus souvent que je le faisais auparavant lorsque je devais manœuvrer sur le pont avant, non seulement à cause de la violence du roulis, mais surtout parce je sentais que le bonhomme n’avait plus son agilité d’antan.  Pourtant, la manœuvre de mon bateau est rendue passablement plus facile grâce à un enrouleur de génois et un second étai monté en parallèle avec l’enrouleur.  Je n’ai plus à changer de foc et lorsque le vent est portant, il suffit de rouler plus ou moins le génois pour adapter sa surface à la force du vent. 

Le radar installé il y a une dizaine d’années, ainsi que le nouveau récepteur AIS ajouté à Porto Santo avant le départ réduisent de façon appréciable le risque d’abordage.  Durant le tour du monde, je devais faire confiance à ma chance, au feu de route en tête de mât et m’en remettre à la vigilance de l’officier de quart sur la passerelle des navires de rencontre, mais avec le radar en mode veille aux 20 minutes qui sonne une alarme dès qu’il détecte un navire, je dors la nuit sans crainte.  Par contre, je n’ai pas trouvé que l’AIS était efficace, ayant croisé trois petits cargos entre Porto Santo et les Canaries sans que son alarme ne se déclenche ou qu’ils n’apparaissent à l’écran.  J’ai tenté de les appeler à la VHF pour demander s’ils étaient équipés d’un émetteur AIS, mais ils n’ont jamais daigné répondre à mes appels.  Les deux navires aperçus entre les Canaries et Saint-Martin n’ont pas non plus déclenché l’alarme, au point que je doutais du bon fonctionnement de l’appareil, mais il en a enfin détecté un peu avant l’arrivée.  J’en conclus que les navires n’en sont pas encore tous équipés et que l’AIS ne fait que complémenter le radar, sans le remplacer.

La nuit sous les tropiques dure une bonne douzaine d’heures et dès le coucher du soleil, j’en fais autant et tente de dormir jusqu’à son lever, 12 heures plus tard.  Bien sûr, je me lève plusieurs fois la nuit, mais je ne manque pas de sommeil.  J’ai fixé l’écran radar et le GPS au-dessus de ma couchette et il suffit d’ouvrir un œil (et mettre mes lunettes) pour m’assurer que je suis au cap et qu’il n’y a pas de navire dans les parages.

Avant de partir autour du monde, j’avais écrit que je n’étais jamais aussi heureux que lorsque j’étais seul en mer sur mon bateau.  J’étais sans attache et n’avais pas encore fait la connaissance de Céline ; c’est en sa compagnie que depuis vingt ans, je suis le plus heureux, surtout lorsqu’on navigue ensemble, car elle n’est alors jamais à plus de trente pieds de moi.  Elle avait traversé l’Atlantique Nord vers l’Irlande avec moi et j’ai été déçu de sa décision de ne pas m’accompagner au retour, convaincu qu’une traversée dans l’alizé sous les tropiques serait le dessert de cette croisière de sept étés en Europe.  Je dois aujourd’hui lui donner raison, la dureté de la mer et la violence du roulis auraient pu la dégoûter à jamais de la navigation de plaisance. 

Jean-du-Sud a couvert 3018 milles en 21 jours 6 heures, une moyenne de 142 milles par jour, très honorable pour un bateau de 30 pieds qui démontre hors de tout doute que je n’ai pas manqué de vent.  Je me suis promis de ne plus jamais traverser l’Atlantique en janvier, mais cela ne m’engage pas à grand-chose, puisque ce sera ma dernière…

Après qu’il aura remonté la côte américaine, Jean-du-Sud viendra prendre son mouillage devant ma maison à Oka et après 35 ans, trouvera enfin son port d’attache.  Il continuera à naviguer en côtière, mais je doute qu’il refasse une traversée d’océan, à moins qu’un de mes quatre petits-enfants ne se laisse séduire comme moi par l’appel du large.  Les initier aux bonheurs de la navigation à voile sera mon objectif des prochaines années.

Au livre qui racontait mon voyage autour du monde de Saint-Malo à Gaspé, j’avais donné comme titre : Jean-du-Sud et l’Oizo-Magick, cette expérience confirmée par de nombreuses lectures m’ayant convaincu que ce en quoi on croit n’a aucune importance, l’essentiel étant de croire ; si on s’abandonne à son destin avec confiance, on trouve les circonstances qui permettent de l’accomplir et j’ai trouvé plus drôle de confier le mien à un Oizo-Magick plutôt qu’à quelque habitant de l’Olympe.  Ce petit retour en arrière sur ma carrière de marin me permet de conclure que l’excellent travail de l’Oizo-Magick ne s’est pas arrêté avec mon arrivée à Gaspé et que je suis né sous une bonne étoile ; c’était sans doute une étoile de mer.

[i] Etienne Perrot (auteur de la préface), Yi King, Le Livre des transformations, Librairie de Médicis, Paris 1973, p. xi