Imaginez la situation: deux personnes débattent avec vigueur de la méthodes la plus performante pour fins de calcul des marées. La première personne argumente que la règle des sixièmes (ou des douzièmes) donne une approximation supérieure. La seconde argumente que la méthode de calcul condensée dans les tableaux 5 et 5A des Tables des marées de Pêches et Océans Canada fournit une meilleure approximation. Ce débat, qui s’est réellement produit, me fut rapporté par un collègue.
Qui a raison?
Sur une échelle de geekness de 0 à 10, ce débat est à peu près à 120. Mais si vous souhaitez une incitation pour continuer à lire, je commencerai par résumer le punch line: les deux approches font à peu près la même chose. Si une méthode fournit une erreur importante de prévision, alors l’autre méthode fournira également une erreur. C’est la même logique d’approximation.
La règle des sixièmes
La règle des sixièmes décompose le demi-cycle de la marée en six unités de temps (selon les versions, on décomposera en heures entières, ou en intervalles d’une heure et deux minutes). On approxime ensuite les variations de la hauteur de la marée en douzièmes (pour cette raison, on l’appelle parfois la règle des douzièmes). Comme il y a douze pieds dans un pouce, c’est plus facile d’appliquer la division par douze si le marnage est exprimé en pieds. Une présentation visuelle de l’approche est en en-tête de ce texte, illustrée pour un cycle de douze heures.
Le tableau ci-dessous résume également l’approche. Les trois premières colonnes présentent la règle générique alors que les trois dernières présentent l’idée pour un marnage de trois mètres, avec une marée montante à partir de 1800.
Temps écoulé | Variation | Hauteur | Heure | Variation (m) | Marée (m) |
+0100 | +1/12 du marnage | 1/12 du marnage | 1900 | 0,25 | 0,25 |
+0200 | +2/12 du marnage | 3/12 du marnage | 2000 | 0,50 | 0,75 |
+0300 | +3/12 du marnage | 6/12 du marnage | 2100 | 0,75 | 1,50 |
+0400 | +3/12 du marnage | 9/12 du marnage | 2200 | 0,75 | 2,25 |
+0500 | +2/12 du marnage | 11/12 du marnage | 2300 | 0,50 | 2,75 |
+0600 | +1/12 du marnage | 12/12 du marnage | 2400 | 0,25 | 3,00 |
En principe, il suffit de de se rappeler qu’on additionne les douzièmes selon la séquence « 1, 2, 3, 3, 2, 1 », soit « 1, 2, 3 » et « 1, 2, 3 à l’envers ». C’est ensuite l’affaire de quelques calculs pour trouver les marées aux heures données.
La règle des vingtièmes
La règle des vingtièmes correspond aux tableaux 5 et 5A des publications des Tables de Marées de Pêches et Océans Canada. Sur le plan de la présentation, il y a trois différences importantes avec la règle de sixièmes.
D’abord, les tableaux divisent le demi-cycle de marée en vingt périodes au lieu de six (d’où le nom!). Ensuite, les intervalles de temps propres à chaque période ne sont pas égaux. Plutôt, les intervalles sont choisis de manière à ce que la variation de la hauteur de la marée soit égale durant chaque intervalle. Bref, dans la règle des sixièmes, les intervalles de temps sont constants alors que dans la règle des vingtièmes, ce sont les variations de marée qui sont constantes.
Le tableau 5 est de la Table des marées est reproduit ci-dessous. Le tableau présente les dix premiers intervalles de temps, étiquetés arbitrairement de A à I. Ainsi la colonne A donne le temps écoulé dans la première période de temps, la colonne B donne le temps écoulé dans la seconde période de temps, et ainsi de suite. Chaque ligne présente la durée de chaque intervalle pour une durée du cycle de marées précisée à la première colonne.
Par exemple, un cycle de marée de 6 heures (ligne ou la première colonne indique « 6 00 ») donnera le temps écoulé entre chaque intervalle. Après un intervalle de temps, il s’est écoulé 52 minutes. Après cinq intervalles, deux heures et après 10 intervalles, il y a bien trois heures d’écoulées. (Les dix autres périodes sont approximées de la même manière, en partant de l’autre extrémité du cycle de marée, si bien qu’elles ne sont pas présentées au tableau: il faut utiliser le tableau à l’envers).
Le tableau 5A (illustré ci-dessous) calcule directement la hauteur de la marée pour l’intervalle de temps donné (colonnes A à I) en fonction d’un marnage identifié à la première colonne (la première colonne). Ainsi, pour un marnage de 3 mètres (ligne « 3.0 »), la hauteur de la marée après deux heures d’un cycle de six heures correspond à 0.75 mètres (colonne E). On peut noter que les intervalles de la marée sont divisés de manière égale entre chaque période.
Si vous n’avez pas déjà remarqué, notez que le 0.75 mètre de marée correspond exactement à la même réponse que celle obtenue par la règle des sixièmes de la section précédente. En fait, pour chaque intervalle de temps identique (et les mêmes durée de cycle de marée et le même marnage), les deux approches fourniront la même réponse. Par exemple, après trois heures d’écoulées (colonne I), la variation de hauteur de marée sera de un mètre cinquante, soit la même réponse que celle fournie par la règle des sixièmes.
La même chose?
Il est difficile d’être plus convaincant sans devoir introduire un peu de mathématiques de secondaire cinq. Les deux approches de calculs de marée reposent sur le même modèle mathématique dont l’assise est la courbe sinusoïdale (\sin(t)). Une représentation graphique de la courbe est présentée ci-dessous.
Pour le besoins de calculs de marée, la forme utile donnant la hauteur de marée est l’expression:
z = \frac{\Delta z}{2}\left[1+\sin\left(\pi\left(\frac{t}{\Delta t}-\frac{1}{2}\right)\right)\right],
où z est la hauteur de la marée, \Delta z est le marnage et \Delta t est le (demi-)cycle de marée exprimé en minutes et t est le temps écoulé depuis le début du cycle de marée (en minutes). La constante \pi est bien sûr le rapport de la circonférence au diamètre d’un cercle. (Note: la représentation présume que l’argument de la fonction est mesuré en radian.)
L’avantage de la formule développée ci-dessus est qu’elle fonctionne pour n’importe quelle heure au moment du cycle de marée. Elle est aussi compacte et ne requiert que le différence de marnage et la durée du demi-cycle de marée. Si la marée est descendante, il faut cependant changer un signe dans l’expression (lequel?). C’est une forme compacte qui est une bonne alternative à l’ordinateur de bord s’il fait défaut. En revanche, elle demande un minimum de compréhension des « maths fortes ».
Un exemple
Si on reprend le même exemple que ci-dessus, soit un marnage de trois mètres et une durée de marée montante de six heures, l’expression devient:
z = \frac{3}{2}\left[1+\sin\left(\pi\left(\frac{t}{360}-\frac{1}{2}\right)\right)\right]
Cette expression calculera exactement les mêmes réponses que les tableaux 5 et 5A et a peu près les mêmes réponses que la règle des sixièmes. Je l’illustre ci-dessous, à la fois dans un tableau et dans un graphique:
Temps (h m) | Temps (m) | Règle des sixièmes | Règle des vingtièmes | Formule | Erreur d’approximation |
52 | 52 | 0,15 | 0,15 | 0 | |
1 00 | 60 | 0,25 | 0,20 | 0,05 | |
1 14 | 74 | 0,30 | 0,30 | 0 | |
1 31 | 91 | 0,45 | 0,45 | 0 | |
1 46 | 106 | 0,60 | 0,60 | 0 | |
2 00 | 120 | 0,75 | 0,75 | 0,75 | 0 |
2 13 | 133 | 0,90 | 0,90 | 0 | |
2 25 | 145 | 1,05 | 1,05 | 0 | |
2 37 | 157 | 1,20 | 1,20 | 0 | |
2 49 | 169 | 1,35 | 1,36 | -0,01 | |
3 00 | 180 | 1,5 | 1,50 | 1,50 | 0 |
3 11 | 191 | 1,65 | 1,64 | 0,01 | |
3 23 | 203 | 1,80 | 1,80 | 0 | |
3 35 | 215 | 1,95 | 1,95 | 0 | |
3 47 | 227 | 2,10 | 2,10 | 0 | |
4 00 | 240 | 2,25 | 2,25 | 2,25 | 0 |
4 14 | 254 | 2,40 | 2,40 | 0 | |
4 28 | 268 | 2,55 | 2,54 | 0,01 | |
4 46 | 286 | 2,70 | 2,70 | 0 | |
5 00 | 300 | 2,75 | 2,80 | -0,05 | |
5 08 | 308 | 2,85 | 2,85 | 0 | |
6 00 | 360 | 3,00 | 3,00 | 3,00 | 0 |
On remarquera du tableau que les écarts à la formule sont d’au plus cinq centimètres! Ces écarts sont introduits délibérément dans la règle des sixièmes pour faciliter son usage. C’est beaucoup plus facile de se rappeler de la règle « 1, 2, 3 » que de se rappeler d’une règle hypothétique ou le premier douzième est remplacé par la fraction 67/1000!
Ces règles sont-elles utiles?
À une époque où on peut obtenir le niveau des marées à l’aide de l’ordinateur de bord ou de son téléphone cellulaire, on peut peut-être se demander quelle est l’utilité de connaître ces règles manuelles de calcul. Les tenants de la « vieille école » diront certainement que c’est par mesure de sécurité.
Les approches manuelles fournissent une forme de redondance. Si pour une raison quelconque, les systèmes électroniques embarqués venaient à faire défaut, le navigateur prudent devrait être en mesure de faire un calcul alternatif avec les moyens du bord.
La règle des sixièmes est simple à retenir et ne demande que très peu d’information pour faire une évaluation de l’état des marées. Les tableaux 5 et 5A fournissent la même information, mais à des intervalles plus fins. En ce sens, elle reproduit mieux la courbe sinusoïdale au début et à la fin du cycle de marée.
Cependant, elle demande d’examiner deux tables en simultané, ce qui introduit un plus grand potentiel d’erreur au moment de l’évaluation. En somme, le premier outil manuel est simple mais moins précis, alors que le second outil est un peu moins simple d’usage, mais produit une meilleure approximation. Aucune « maths fortes » n’est nécessaire.
Personnellement, je préfère me rappeler de l’équation sinusoïdale explicitée ci-dessus et apporter une calculatrice solaire. Si l’ordinateur de bord, le téléphone cellulaire, la calculatrice solaire ET la radio VHF venait à faire défaut (ce serait vraiment une mauvaise sortie de voile!), j’aurais probablement recours à la règle des sixièmes. Mais dans un tel scénario de panne, j’aurais la tête à des priorités plus urgentes que le calcul des marées.
Qu’est-ce qu’une bonne approximation?
L’examen des deux approches de calculs, chacune une approximation d’une courbe sinusoïdale, suscite une réflexion plus large sur ce qu’est une bonne approximation. Il ne serait pas difficile, par exemple, de faire une « règle des cinquantièmes » qui subdivise le demi-cycle de marée en cinquante intervalles de temps. À preuve, voici un tableur qui reprend l’idée. Comme l’illustre le tableau, la seule différence conceptuelle est que les tables 5 et 5A sont plus longues. Si les marées réelles suivent bien un courbe sinusoïdale, notre table réduira l’erreur d’au plus cinq centimètres discuté plus haut.
Mais que faire si les marées ont une courbe différente d’une courbe sinusoïdale? Cette question n’est pas anodine, car les marées sont bien différentes dans différentes régions du monde. Un début de réflexion consiste à regarder de quelle manière Pêches et Océans fait ses propres prévisions du niveau des marées. Leur programme de prédiction est public (ici), de même que son manuel d’usage (ici). Ils partagent même des données pour tester le programme (tiens tiens!).
Une lecture de leur approche montre qu’ils emploient deux paradigmes de prévision statistique. Le premier est une prévision au sens de moindres carrés qui est appuyé sur la position des planètes (un modèle « statistico-physique »). Le second modèle fait ses prévisions en série chronologiques qui s’appuie sur les valeurs passées des marées pour prédire les valeurs à venir (des séries temporelles).
Tout ça pour dire que les prévisions de Pêches et Océans sont assurément plus robustes pour fins de calculs des marées… présentes ou à venir, notamment parce qu’ils sont agnostiques quant à la forme de courbe que peut prendre une marée en fonction du temps. Un autre paradigme de redondance serait ainsi d’apporter sur son voilier les coefficients estimés d’un modèle de prévision offert par Pêches et Océans. Il serait alors possible de calculer, au besoin, chacune des entrées de chaque table des marées. Ce n’est pas très loin de ce que peut faire un ordinateur de bord…
Cela dit, c’est la convention SOLAS qui nous renseigne sur une autre possibilité de se protéger face à une panne de systèmes. Les navires commerciaux assujettis à cette convention internationale apportent tout simplement à bord un deuxième système de navigation électronique avec un système d’alimention indépendant. À l’échelle d’un voilier, il est peut-être plus commode d’apporter un deuxième cellulaire, ou une deuxième tablette.
Références
Calcul-Maritime.com (s.d.). Le calcul des marées astronomiques, page web récupérée en ligne à cette adresse.
Pêches et Océan Canada (s.d-a). L’application de niveaux d’eau optimisée pour les appareils mobiles, page web récupérée en ligne en novembre 2023 à cette adresse.
_____________________ (s.d.-b). Application de suivi des niveaux de marée, page web récupérée en ligne en novembre 2023 à cette adresse.
_____________________ (s.d.-c). IOS Tidal Package, page web récupérée en ligne en novembre 2023 à cette adresse.
Foreman, M.G.G (1996). Manuel for Tidal Heights Analysis and Prediction, document préparé pour Pêches et Océan Canada récupéré en ligne en novembre 2023 à cette adresse.
Pêches et Océan Canada (2023). Table de marées et des courants du Canada, Tome 2, document récupéré en ligne en novembre 2023 à cette adresse.
Wikipedia (s.d.). Rule of Twelfths, image reproduite à partir de cette adresse.