Huit leçons tirées d’une transatlantique

Coucher de soleil au milieu de l'Atlantique.
Un coucher de soleil au milieu de l’Atlantique.

J’ai récemment terminé le convoyage d’un bateau entre La Rochelle (France) et les îles Turquoises, passant par les Îles Canaries et les îles du Cap Vert. Ce fut plus d’un mois et demi en mer, parsemé de quelques arrêts. Cette transatlantique fut riche en expériences et je partage ci-dessous quelques apprentissages qui m’ont marqué pendant la traversée. 

1 – C’est plus long qu’on ne le pense

Traverser l’Atlantique prend du temps. Le document corporatif d’appel de l’équipage – précisant un voyage entre La Rochelle et Nassau – stipulait que la traversée durerait deux semaines. C’est une estimation complètement irréaliste. Un simple calcul des milles nautiques à parcourir suggère plutôt une durée de six semaines. Similairement, des collègues qui ont fait un trajet similaire rapporte une durée de cet ordre.

Cet estimé de six semaines présume de plus qu’il y a des vents favorables, qu’il n’y a pas de tempête majeure et surtout, qu’il n’y a aucun arrêt à faire. Si la moindre avarie se produit en chemin (et avant la traversée), un arrêt devient de mise. Arrêter requiert deux à trois jours, au minimum, de par les différentes formalités et aléas de la vie courante: douanes, repères, congés fériés, etc.

Nous avons dû arrêter à Tenerife (aux Îles Canaries) et à Mindelo (Cap Vert). Le premier arrêt, planifié, a pris trois jours pour faire l’inspection requise des moteurs et des changements à l’équipage. Le second arrêt n’était pas planifié, mais s’imposait à cause d’un bris à la grande voile. Ce deuxième arrêt nous à coûté dix jours: quelques jours pour attendre le réparateur de voile, mais aussi des jours de plus pour retrouver une fenêtre acceptable de vent.

C’est le chanteur des Colocs qui disait que « [la] vie c’est court, mais c’est long des petits bouts ». Une traversée est également longue, au sens où le temps est à meubler. À bord, en dehors des quarts et des manœuvres, la vie est monotone et lente. En amont de la traversée, alors que je faisais lire mon plan de navigation à quelques collègues, l’un d’entre eux me disait « apportes-toi une bonne liseuse » (e.g. kindle, iPad, etc.). En rétrospective, c’est un excellent conseil. Cela dit, peu importe ce qu’est votre passe-temps favori, vous serez éventuellement fatigué de le faire après deux semaines en mer. À titre d’exemple, un membre de l’équipage a apporté une guitare pour passer le temps. Après dix jours, nous avions fait le tour du répertoire… plus d’une fois. Bref, diversifier ses passe-temps aidera.

2 – L’internet satellitaire, c’est maintenant

Antenne Starlink
Une antenne Starlink attachée au pont.

Nous avons apporté une connexion Starlink. Par défaut, il faut le brancher sur du courant alternatif 110 volt (et il faut donc un « inverter » à bord), mais il existe des kits d’installation sur circuit 12 volts de courant continu (au prix, je présume, d’une perte de garantie). La consommation d’énergie est de 65 watts lorsque l’antenne transmet. Au repos, la consommation est négligeable. L’usage dépend donc du système électrique à bord.

Nous avons employé le forfait « marine », soit le plus cher du lot (!), avec une coupole pour les véhicules récréatifs (modèle « roam »). Les prix de Starlink demeurent encore relativement élevés (+/- 250 USD/mois). Cela dit, Amazon est sur le point d’entrer sur le marché, ce qui devrait faire baisser les prix. En guise de comparaison, la location d’un téléphone Iridium coûte environ 300 USD/mois.

En des termes simples: ça marche. Même au milieu de nulle-part, même quand le bateau tangue, ou même dans une tempête. Nous étions cinq à bord et la connexion supportait très bien des appels zoom, des films téléchargés sur Youtube, ou des téléchargements d’applications à bord. L’ensemble des données de navigation transitaient par la connexion satellitaire. Nous avons quelques difficultés de connexion en marina et si le bateau tangue substantiellement (mer de plus de 4m), la connexion était quelques fois intermittente. L’évaluation de l’équipage est que c’est relativement fiable.

Nous avions également un téléphone Iridium en guise de technologie de dépannage, mais les seuls moments où nous l’avons employé furent quand nous avions à communiquer avec d’autres bateaux qui n’avaient qu’Iridium à bord. Iridium permet de charger 200 bits sur une période de 10 à 20 minutes. En comparaison la connexion Starlink offre une bande passante d’une centaine megabytes par seconde. Ce sont des vitesses comparables à de l’internet à la maison. Travailler à distance devient une réalité, même en pleine mer.

Nous avons simplement attaché l’antenne sur le pont du bateau (photo ci-dessus). Même avec de la mer de trois mètres, le déplacement de la coupole n’a jamais été plus que de quelques centimètres. Sur de plus petits bateaux, il faudrait songer à installer un support d’antenne le long d’un chandelier. C’est peut-être l’inconvénient le plus important: l’antenne occupe une surface de 30 cm x 60 cm, ce qui n’est pas négligeable sur un petit bateau.

Oubliez Iridium ou les autres technologies du même ordre: c’est dépassé. L’avenir est au satellitaire.

3 – Danser avec un ouragan demande une stratégie « win-win »

En plein milieu de l’Atlantique, nous avons dû suivre le développement de deux possibles ouragans qui, sans changement de trajectoire, nous auraient frappé de plein fouet. Il a fallu adapter nos tactiques de navigation pour tenir compte de leur trajectoire, mais aussi de l’incertitude des prévisions.

La règle « 1-2-3 ».
La règle « 1-2-3 ».

Le « b-a-ba » de l’évitement d’ouragan est la règle « 1-2-3 » développée par la NOAA. Après 24 heures de l’avis d’ouragan, il faut être à 100 mille nautiques du rayon de 34 nœuds. Après 48h, à 200 mille nautiques du même rayon, et après 72 heures, à 300 mille nautiques. L’approche intègre ainsi l’incertitude liée au déplacement de l’ouragan, mais aussi au fait que les vents forts peuvent s’étendre rapidement au delà de son œil.

Trajectoire de l'Ouragan Bret (projection du 21 juin).
Trajectoire de l’Ouragan Bret (projection du 21 juin).

Cette approche a cependant un défaut, à savoir qu’il faut attendre que la NOAA émette un avis sur la trajectoire et la position de l’ouragan. Or, la NOAA attend généralement quelques jours après la formation de dépressions avant d’émettre un avis officiel. Ça implique deux choses. Premièrement, on peut voir la formation de dépressions menant à des tempêtes et des ouragans avant que la NOAA n’émette un avis. Deuxièmement, il faut se rappeler que les experts voient la même information et préfèrent attendre avant de nommer un ouragan. Il existe donc une période où nous, les amateurs, voyons le développement possible d’un ouragan sans avoir les prédictions officielles de la NOAA.

Une dépression ou un ouragan en formation?
Une dépression ou un ouragan en formation?

Cette incertitude inhérente est complexifiée par le fait que les modèles de prévision météo ne communiquent pas le même déroulement des événements et donc, ne suggèrent pas les mêmes tactiques. Un modèle météo peut communiquer la formation d’un ouragan alors qu’un autre communique au plus une zone de vents forts. Le navigateur prudent évaluera certainement ses plans de navigation à la lumière des deux modèles.

Une planification sécuritaire prévoit pour le pire, mais dans l’incertitude, porte attention à ne pas évaluer que le pire. Il existera généralement plusieurs chemins qui permettent d’éviter le pire, mais certains d’entre-eux seront également attrayants si une prévision météo alternative se réalisait. C’est très payant que de consacrer quelques heures à les identifier.

Le 18 juin, soit avant que la NOAA n’émette d’avis officiel sur ce qui allait devenir l’ouragan Bret, le modèles météo suggéraient que sa position suivrait deux trajectoires possibles. La première prévoyait un déplacement vers l’ouest entre le Cap Vert et les Antilles (notre route!), puis une remontée vers le nord juste avant d’atteindre les Caraïbes (photo ci-dessous). La seconde prévoyait que l’ouragan finirait quelque part dans le Golfe du Mexique, sans remonter au nord.

Tactive d'évitement Win Win.
Tactive d’évitement Win Win.

Notre tactique fut donc de nous déplacer significativement vers le nord. Pendant quatre jours, nous avons remonté l’Atlantique au nord. Cette remontée nous a permis de ralentir et d’attendre que l’ouragan Bret nous dépasse. Si l’ouragan remontait au nord, il nous aurait alors fallu redescendre au sud après quelques jours pour l’éviter, revenant sur notre route initiale. Si l’ouragan restait au sud, cette remontée nous permettait de nous relancer vers l’ouest, sans redescendre, et de viser les Îles Turquoises. Si ce « meilleur scénario » se produisait, il nous permettait de gagner une semaine. L’idée clé est que cette tactique nous laissait une semaine pour déterminer si nous avions à redescendre au sud ou non, permettant de tirer le meilleur parti de l’évolution de Bret.

Par opposition, une autre tactique aurait été de descendre au sud à partir de notre route initiale, nous rapprochant de l’équateur. Cette approche nous aurait certainement mis hors de danger, mais elle ne nous aurait pas fait gagner de temps si la trajectoire avérée était celle où Bret se rendait dans le Golfe du Mexique. Cette tactique évitait le pire, mais ne permettait pas de profiter du meilleur scénario. C’est principalement sur la base de cette analyse que nous avons choisi de remonter au nord.

La chance nous aura favorisé, car deux jours après avoir commencé notre remontée au nord, la NOAA a émis un avis officiel, confortant les prévisions de trajectoires vers le Golfe du Mexique. Cette tactique nous a ainsi mis hors de danger et nous a sauvé une semaine. Notre trajet réel, ainsi que la trajectoire réelle de Bret (et de la dépression tropicale Cindy), est présentée à la Figure ci-dessous.

Traversée de l’Atlantique.

4 – L’allure influence le moral de l’équipage

La majorité des ouvrages portant sur la voile se consacrent soit aux histoires de navigation, soit aux techniques de voile. Très peu regardent la gestion de l’équipage. La traversée m’aurait certainement fait comprendre qu’une allure difficile et prolongée démoralise l’équipage, même si tout le monde comprend sa nécessité.

Tel qu’expliqué ci-dessus, notre tactique principale d’évitement de l’ouragan Bret nous a fait remonter au nord pendant quatre jours, frôlant ainsi la zone de haute pression servant de point tournant des alizés dans l’Atlantique. Quatre jours avec un vent de travers, où les vagues cognent davantage qu’en vent arrière et certainement, où les vagues sont plus senties par l’équipage.

En deux jours, le moral de l’équipe est tombé à son plus bas. Ce n’était pas de la déprime, ni de la résignation, mais une ambiance où l’énergie de l’équipage se résumait à ne rien faire et à ne pas se plaindre. Aucun plaisir, aucune joie, aucune initiative et une adhérence stricte aux horaires de veilles. Tout ce qui était excédentaire à la navigation fut rapidement réduit au minimum: des soupers minimalistes, peu de ménage et/ou de vaisselle, ainsi que peu de loisirs. Les conversations se limitaient aux considérations techniques et certains géraient leur mal de mer. Le bateau avançait, mais en silence et sans joie.

Pour deux personnes dans l’équipage, l’allure de travers était pire que pour les autres, car leurs cabines étaient à l’est, du côté où la vague cognait sur la coque et où le soleil se levait. Bref, ces deux personnes ont eu droit à trois nuits courtes et tumultueuses.

Pour ces raisons, nous avons devancé notre changement de cap après trois jours et demi (au lieu de quatre jours). Nous avons réduit notre voilure et sommes retournés au vent arrière, vers l’ouest. La réduction de voilure nous a ainsi ralenti, ce qui nous a laissé suffisamment de temps pour laisser passer l’ouragan sans avoir à faire la distance additionnelle. On a ainsi amélioré le confort sans négliger la sécurité.

À peine une journée après le changement de cap, la bonne humeur était revenue sur la bateau, de même que les conversations de groupe et les soupers préparés. Après une journée, le bateau était lavé, la vaisselle faite et le linge propre. Tout le monde pouvait également faire ses huit heures de sommeil, ce qui joue considérablement sur le moral. C’est pour dire!

L’analyse technique de la navigation, c’est-à-dire la considération des chemins à prendre en fonction des conditions externes, est la composante centrale de la planification. Cela dit, on peut ici retenir que la manière dont l’équipage s’ajustera aux trajets est une dimension qu’il faut également considérer dans la planification. L’idée n’est pas ici de se restreindre uniquement au vent arrière. Si bien sûr la sécurité l’impose, il faut prendre le chemin requis! Cela dit, il faut retenir qu’une allure qui brasse davantage aura un impact sur le moral de l’équipage. Quand les circonstances le permettent, c’est à minimiser.

C’est un boost de moral (et de popularité du skipper!) que de placer le bateau en vent arrière pendant une nuit suivant une journée difficile: ça permet à tout le monde de mieux dormir!

5 – En allant moins vite, on va plus loin

Courbe de puissance d'un Volvo Penta 57hp.
Courbe de puissance d’un Volvo Penta 57hp.

Avant de faire la transatlantique, j’estimais toujours la portée d’un bateau en analysant la consommation d’essence à pleine puissance, puis en divisant cette portée en trois: deux tiers pour la navigation et un tiers pour les manœuvres d’urgence. Cette estimation présume que le moteur tournent à plein régime et, incidemment consomment beaucoup plus de carburant. J’illustre l’idée avec un moteur Yanmar 57 HP. Sa courbe de puissance est présentée ci-dessus, traduisant les rotations par minutes en consommation de carburant (en litres à l’heure, soit l’échelle de gauche). Ce moteur avait une réservoir dédié de carburant de 400 litres.

À plein régime (3000 RPM), le moteur consomme 10 litres à l’heure. C’est donc une capacité totale de 40 heures. Si le bateau fait environ 8 nœuds à cette puissance, le réservoir et le moteur nous donnent un rayon d’action de 320 mille nautiques à répartir entre la navigation et les situations d’urgence. Pour ceux et celles qui ne sont pas habitués à ce genre d’analyse, 10 litres à l’heure est une consommation monstre pour un bateau à voile!

On notera que la consommation de carburant est beaucoup moins importante quand le moteur tourne à basse vitesse. À 1600 RPM, la consommation est d’environ 2 litres à l’heure, plus de quatre fois moins! On peut ainsi utiliser le moteur pendant 200 heures avec la même réserve de carburant. Or, à cette puissance, le bateau file à environ 5 nœuds, ce qui donne 1000 mille nautiques à répartir. C’est un peu plus de trois fois plus qu’à plein régime.

En terme de gestion de la consommation de carburant, il y a donc un arbitrage à faire entre la vitesse de déplacement et le rayon d’action. Plus on est capable d’anticiper une situation de déplacement (e.g. urgence, ouragan, etc.), plus on peut l’intégrer d’avance à un plan de navigation et plus on peut gagner en distance. Cependant, la portée accrue coûte en carburant pour l’équipage (nourriture) et en usure des moteurs. Les fabricants déconseillent d’ailleurs l’usage d’un moteur à faible régime, car la combustion est optimisée pour de hautes températures.

Tel qu’explicité ci-haut, nous avons eu à éviter deux ouragans en changeant significativement la trajectoire du bateau sur une semaine. Le second déplacement impliquait quelques jours à moteur. Parce que nous avons été capable d’anticiper, nous avons pu utiliser le moteur à bas régime.

Plus on y pense en amont, par exemple lors d’une phase de planification, plus on peut facilement évaluer quel côté de l’arbitrage en vaut le plus la peine. Dans certaines circonstances, notamment si on doit rapidement quitter un secteur, une puissance élevée, sacrifiant en rayon d’action, peut-être appropriée! Autrement, aller lentement donne de la marge de manœuvre pour aller plus loin, ou pour un usage répété.

5.1 – Pour les matheux

Si on note V(r) la vitesse du bateau (en nœuds) en fonction de la rotation du moteur (les RPM) et C(r) la consommation (en litres par heure) en fonction de la rotation du moteur, et L le nombre de litres en réservoir, la portée du bateau est alors donnée par:

P(r) = L\frac{V(r)}{C(r)}.

En effet, en divisant le nombre de litres par la consommation, on obtient le nombre d’heures possibles à faire fonctionner le moteur. En multipliant les heures par la vitesse, on obtient alors la portée (ou le rayon d’action). C’est parfaitement raisonnable de présumer que la vitesse est une fonction concave, c’est-à-dire que plus on augmente les RPM, moins le gain de vitesse découlant d’une augmentation de ces RPM sera grand (e.g. V'(r) > 0, V''(r) < 0). La majorité des courbes de consommation de moteurs sont convexes (e.g. figure ci-dessus), si bien qu’on peut également présumer que C'(r) > 0, C''(r) > 0. Le ratio d’une fonction concave et d’une fonction convexe produit une fonction concave. Conséquemment, la portée est une fonction concave et le régime de moteur (les RPM) maximisant la portée sera unique. Cette portée maximale satisfera la condition de premier ordre:

P(r)\left[\frac{V'(r)}{V(r)}-\frac{C'(r)}{C(r)}\right]=0.

Comme la porté est différente de zéro, c’est l’expression entre crochets quoi doit être égale à zéro. Cette expression compare le gain de vitesse exprimé en pourcentage (V'(r)/V(r)) à la croissance de la consommation exprimée en pourcentage (C'(r)/C(r)). Tant et aussi longtemps que l’augmentation de vitesse en pourcentage est plus grande que l’augmentation de la consommation en pourcentage, on augmentera simultanément la portée et la vitesse du bateau. C’est ce qui se produit à bas régime. Cependant, si la croissance de vitesse en pourcentage est inférieure à la la croissance de la consommation en pourcentage, on sacrifie la portée au profit d’une plus grande vitesse. C’est ce qui se produit quand à haut régime. Quand les deux termes sont identiques, la portée est alors maximisée.

Impossible de rendre cette équation concrète sans avoir une courbe de vitesse en fonction des RPM du moteur. C’est une courbe qu’on doit obtenir empiriquement, à partir de son propre bateau.

6 – Des objectifs quotidiens gardent l’équipage concentré

Cette sixième leçon en est une de leadership. La réalité d’une transatlantique et que la plupart du temps, il n’y a rien à faire. Le bateau avance, la cuisine est préparée et résumé simplement, tout roule. Sans objectif, l’équipage cherche cependant à se rendre utile. C’est parfois une intention positive, mais peut-être aussi pour chercher un moyen de se garder occupé. La conséquence la plus fréquente de ces intentions est de changer des choses qui fonctionnent bien lors d’un changement de quart. Après un cycle complet de quarts (dans notre cas, douze heures), il est étonnant de voir à quel point la configuration du bateau change sans toutefois noter de modifications importantes aux conditions de navigation. C’est plus la résultante de la « bougeotte » de l’équipage que d’autre chose!

Une manière utile de canaliser cette volonté consiste à fixer des objectifs quotidiens: faire une évaluation de l’eau dans les cales, faire un test des systèmes électriques, inspecter le gréement, ou encore garantir qu’on fait une certaine distance pendant une journée (peut-être pour éviter une tempête). En fixant cet objectif commun, la contribution de chaque personne devient beaucoup plus claire, et orientée vers l’objectif, plus que sur des ajustements marginaux désordonnés. C’est aussi très utile d’annoncer ces objectifs avec une journée ou deux d’avance, de manière à ce que l’équipage incorpore l’information dans leur propre planification.

7- Les craintes sont contagieuses

Cette leçon en est aussi une de leadership. Non sans lien avec le point précédent, une traversée génèrera des craintes et des inquiétudes au sein de l’équipage. « Avons-nous la bonne lecture du fuel ?», « Pourquoi il y a encore de l’eau dans les cales ?», « Les batteries sont-elles déchargées ?», et ainsi de suite. Le psyché est tel que le doute s’immisce à bord, parfois sans raison. L’inexpérience est certainement un facteur qui contribue à voir des problèmes là où il n’y en a pas.

Cela dit, le point que je cherche à faire ici est que ces craintes sans fondements ont tendance à se répandre au sein de l’équipage par le fait des conversations quotidiennes. Les craintes se répandent comme une traînée de poudre! Et si ces craintes se métamorphosent en volonté d’action, on atteint un point critique où le skipper doit intervenir.

Avant même de songer à faire une intervention sur un système en marche, il faut évaluer si l’intervention peut déteriorer l’état du bateau. En cas de doute important, il est largement préférable de laisser le système tel quel et de gérer les craintes de la personne plutôt que de tenter une intervention. Cette évaluation dépend bien sûr de la compétence de la personne qui peut faire l’intervention, mais aussi des gaffes inhérentes qui viennent à tenter de modifier un système alors que le bateau est en mouvement.

Nous l’avons appris à nos dépends pendant la traversée: une personne a convaincu l’équipage que les piles ne fonctionnaient plus. Cette personne a entrepris de défaire le système électrique du bateau. La conséquence de ces gestes fut de briser deux lecteurs de charge, nous rendant de fait aveugle quant à l’état de charge sur quatre des six piles à bord. Et ce que nous avons appris, c’est que les piles, elles, n’avaient aucun problème. En somme, nous avons perdu deux indicateurs sur l’état du système de par une crainte mal placée sur l’état des piles.

Avant de penser à faire quoique ce soit, c’est une excellente idée que de convenir d’une intervention claire, approuvée par le skipper, et comprenant des tests validant ou invalidant des hypothèses propres aux différentes possibilités établies. C’est aussi une bonne idée de contrevérifier en amont si une crainte est fondée à l’aide de diagnostics qui ne sont pas destructifs.

Dire à quelqu’un que ses craintes ne sont pas fondées, ou que son intervention peut empirer l’état du bateau n’est pas évident. Lorsque les tests et diagnostics à posent un risque minimal de bris, ça peut-être une bonne idée que de laisser aller la personne faire l’évaluation pour invalider sa crainte (jusqu’à la prochaine…). C’est cependant une dimension importante de la gestion de l’équipage que de faire comprendre que toute action n’est pas nécessairement bonne à prendre si elle n’est fondée sur rien. Si ça marche, n’y touche pas.

Si on souhaite régler le problème en amont, c’est bien d’identifier les personnes craintives et de tout de suite établir comment se prennent les décisions. C’est de plus très utile de distinguer une crainte sur ce qui peut arriver vis-à-vis de ce qui se passe. Si la contagion est récurrente, c’est une bonne idée que de le signaler à l’équipage entier, histoire qu’ils apprennent également à « décoder le pattern » pour s’en prémunir.

Ultimement, il faut maintenir la sécurité du bateau, ce qui peut vouloir dire d’éviter de faire un test destructif s’il n’y pas de bonnes raisons valables. Dans ce cas, il faut gérer la personne craintive plus que les systèmes à bord.

8- Le bateau parle

C’est un apocryphe connu des marins à l’effet que « le bateau nous parle ». Je l’ai certainement appris pendant la traversée. Règle générale, si le gréement fait un bruit anormal, c’est que le bateau est mal configuré. J’ai démarré la transatlantique sans conception claire du sens de cette affirmation, me fiant plus généralement à l’inspection visuelle qu’à autre chose. Bien sûr, l’analyse visuelle du bateau est de mise, mais le son est souvent plus révélateur de ce qui se passe. Spécifiquement, de nouveaux bruits est souvent révélateur d’une anomalie. À la fin de la transatlantique, l’équipage connaissait le son du bateau à un tel point que de nouveaux bruits arrêtaient les conversations en cours! Savoir écouter le bateau est donc un talent à développer.

Conclusion

Ces leçons sont imminemment pratiques. Leur valeur changera selon les expériences de la personne lisant ce texte. Certaines sont probablement déjà connues alors que d’autres sont nouvelles. En ce qui me concerne, elles furent très certainement des apprentissages concrets pendant la transatlantique.

Je termine avec une brève remarque sur la valeur des apprentissages acquis lors de cours menant à des brevets de voile, car les leçons ci-dessus font référence à du matériel qui est pour ainsi dire « hors cours », constituant des apprentissages additionnels. Comprendre comment manœuvrer un voiler, de même que les différentes conventions de navigation (feux, bouées, règles d’abordage, etc.) est central à la sécurité de l’équipage et à la bonne navigation. Pour les marins expérimentés, cette affirmation relève de la trivialité. Pour les nouveaux, c’est également un rappel de l’importance de maîtriser ces fondamentaux qui ne sont pas que « des questions d’examen », mais bien un manière d’interagir avec le bateau et l’environnement marin.