Les douze derniers mois n’ont certainement pas été ce que j’avais prévu lorsqu’on m’a confié Jean-du-Sud. Je pensais que l’installation du moteur me prendrait un mois et que je pourrais naviguer en un rien de temps. L’installation a duré trois mois, me laissant bloqué par l’automne et l’hiver canadiens. Je me suis quand même rendu dans les Caraïbes, en tant que skipper pour une compagnie de charter, j’ai obtenu ma licence commerciale pour mon YachtMaster Offshore et je suis devenu instructeur de navigation pour Voile Canada. Sur le plan de la navigation, ce ne sont pas des mois perdus, mais ce ne sont pas les mois que j’avais prévus.
Lorsque je suis revenu d’un convoyage le long de la côte est de l’Amérique du Nord, je savais que j’avais encore du travail à faire sur Jean-du-Sud. Craignant une répétition de l’été dernier, j’ai choisi les projets à entreprendre avec plus de soin : une mise à niveau de l’électricité, la peinture de la coque et l’installation d’un radeau de sauvetage. Rien de plus. J’avais tellement peur que cela prenne plus de temps que le mois prévu que les travaux de peinture ont failli ne pas avoir lieu. Ce n’est que parce que d’autres projets se sont bien déroulés que j’ai entrepris la peinture.
Au bout d’un an, je me donne quand même une petite tape dans le dos : Jean-du-Sud a un nouveau moteur, un système électrique plus performant et certainement une plus belle coque. Pas mal ! Il reste cependant beaucoup de tâches à effectuer sur le bateau. Certaines sont faciles, comme l’installation de « washers » sur le point de pivot de la cuisinière à cardan, d’autres sont de difficultés moyennes, comme le vernissage du teck, et d’autres encore sont plus importantes, comme la rénovation du pont ou de l’intérieur.
Dans ma réflexion initiale sur le déroulement d’un départ, je pensais que ces tâches seraient terminées, que le bateau serait en parfait état et que le « départ » serait une transition nette entre le travail sur le bateau et la croisière. Cette transition idéalisée prend trop de temps, en fait tellement de temps qu’elle risque d’attacher le bateau au quai pour toujours.
Le passage du temps, et avec lui la fenêtre de navigation vers des mers plus chaudes, a vraiment changé ma mentalité sur la question du départ. Tout d’abord, cela m’a obligé à reporter certains projets plus loin dans le temps. Deuxièmement, cela m’a amené à accepter certains aspects du bateau « tels quels », plutôt que de passer du temps à les peaufiner à mon goût. Mais surtout, et c’est une constatation qui s’est imposée lorsque le bateau a été mis à l’eau, il est possible d’effectuer des travaux sur le bateau tout en naviguant. En d’autres termes, partir signifie réaliser que l’entretien du bateau est une tâche continue et que le choix du système sur lequel effectuer la maintenance est essentiel pour libérer du temps pour de croisière.
J’écris ce billet au mouillage, avec une connexion Starlink alimentée par les batteries au lithium récemment installées. Le mouillage, au nord de l’île d’Orléans, est bien protégé des vents habituels du sud-ouest. Le Saint-Laurent est presque plat et offre une brise de mer. Compte tenu des 29 degrés (Celsius), la nuit n’est pas mauvaise !
Cette nuit au mouillage a pour but de tester les systèmes sur Jean-du-Sud et de lever la dernière condition restante pour activer la garantie du nouveau moteur (un essai en mer). Pendant que j’étais au mouillage, j’ai réparé quelques éléments qui nécessitaient une attention particulière, et j’ai vu immédiatement ce qui devait être ajusté pour naviguer dans des conditions météorologiques moins clémentes. Cela montre que la transition entre le travail sur le bateau et la croisière n’est pas aussi évidente qu’on peut l’imaginer.
Plus jeune, j’ai lu un entretien d’un ancien directeur de vol de la NASA. Au milieu de l’interview, parlant des risques, il déclarait qu’il y avait toujours des défaillances de système au cours d’une mission. L’enjeu critique n’est pas de ne pas avoir de défaillances, mais plutôt de ne pas en avoir trop. La gestion des défaillances fait partie intégrante de la conception de la mission.
Les voiliers ne sont pas aussi compliqués que les navettes spatiales, mais il y a des transpositions évidentes à faire. Pour que les croisières soient longues et réussies, il faut également gérer les défaillances probables : redondance, solutions de fortune et ports de refuge. Mais ce qui est peut-être plus subtil, c’est que nous devons en quelque sorte être prêts à accepter les risques de défaillances. Sinon, on restera toujours à quai.