Faire un plan de navigation: 4e partie

Une navigation réelle entre Freeport et St-Jean-sur-Richelieu.

Ce texte est le quatrième d’une série de texte portant sur la création d’un plan de navigation. Il porte sur les différences entre l’exécution et la planification.

Le premier texte portait sur la « recette » à développer et à appliquer pour la création d’un plan. Les textes deux et trois appliquent cette recette à un plan de navigation entre Freeport (Bahamas) et une marina proche de St-Jean-sur-Richelieu (Québec). Cette planification est réelle, au sens où elle a servi à faire le convoyage d’un bateau (traçé à gauche).

Pour bien saisir ce texte, il est préférable de lire les textes préalables, car les différences discutées font référence au plan développé dans les textes deux et trois.

C’est plus important d’avoir un plan que de le suivre

Rappelons qu’un plan de navigation est un objet flexible. Il faut l’adapter si les conditions présumées lors de son développement ne se matérialisent pas en pratique. Une approche intelligente de planification consistera donc à se donner des options si un imprévu s’avérait.

En guise de premier exemple, on peut prévoir de se rendre directement du port A au port B, mais il est aussi sage d’étudier des ports (ou marina) alternatives qui sont accessible en chemin. En guise de deuxième exemple, certains segments plus techniques, tels que le passage du bateau à un endroit précis à un moment clé du cycle de marée, nécessitent une fenêtre de passage déterminée, mais un bon plan prévoiera également une alternative si le bateau ne s’y rend justement pas à temps.

Si le résultat le plus utile de l’exercice de planification est le plan lui-même, la connaissance acquise du plan d’eau pendant son développement et l’apprentissage qui permet d’improviser le mieux au besoin. D’où l’adage en guise de sous-titre: c’est plus important de faire un plan que de le suivre. En faisant le plan, on apprend à improviser de manière réfléchie lorsque c’est nécessaire.

Exécution: Freeport à Cap Hatteras

Le remplacement d’un « waterlock » à Norfolk (VA).

Un bateau plus rapide

Notre départ de Freeport, caractérisé par un segment hauturier planifié de six jours jusqu’à New York. Jusqu’au Cap Hatteras (Caroline du Nord), le bateau profitait des courants du Gulfstream et s’est passé sans heurt, mais a tout de même nécessité une adaptation.

Nous avons appris, à force d’estime, que la vitesse de 4.0 noeuds rapportée par le propriétaire sous-estimait la vitesse réelle du bateau. Le loch du bateau affiche bien une vitesse de 4.0 noeuds en croisière, mais sa vitesse réelle était plus entre 5.0 et 6.0 noeuds. Plusieurs lectures répétées de la vitesse sur le fond (« speed over the ground », ou « SOG ») affichaient 8.0 noeuds. Sachant que les courants oscillaient entre 2.0 et 3.0 noeuds, la vitesse réelle du bateau était plus proche de celle estimée que de celle affichée.

Ce constat nous a fait recalculer la durée réelle du voyage, de même que les temps de passage requis aux écluses (arrivé au Canal Champlain). En substance, c’était une bonne nouvelle et une adaptation au plan original qu’on pourrait qualifier de mineure.

Un dispositif de retenue d’eau qui rend l’âme

À Cap Hatteras, nous avons vécu notre première embuche. Bien que le cap soit réputé pour son passage difficile, rien des considérations océanographiques n’a réellement constitué un problème. À 75 milles nautiques des côtes, les changements aux conditions nous aura incité à redémarrer le moteur. Ce dernier a démarré sans broncher et nous avons pu faire une bonne demi-heure sans difficultés. C’est cependant à ce moment que nous avons remarqué que les cales se remplissaient d’eau, au point où l’eau, avec la gite, commençait à passer par dessus les planchers.

En enlevant le plancher, nous avons constaté une voie d’eau importante, non identifiée à ce stade.

Dans ce genre de circonstances, la première chose à faire est de marquer le niveau d’eau pour évaluer si le rythme de progression de l’eau est important. Est-ce qu’il reste 15 minutes ou 15 heures avant de couler? Le temps restant affecte les priorités. La deuxième, bien sûr, est d’activer les pompes de cales pour voir si la voie d’eau est contenue. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, c’est précisément à ce moment que la pompe de cale a sorti de son raccord de plomberie, pompant l’eau de cale… dans la cale.

Le cerveau tourne à 1000 milles à l’heure pendant ces démarches, et pendant l’évaluation de la progression de la voie d’eau, nous avons également remarqué que l’eau qui se retrouvait dans les cales était noire et chaude, une indication que c’est la ligne d’échappement du moteur qui rejette de l’eau dans les cales. Dans ce cas, la chose évidente à faire est d’arrêter le moteur. Ce faisant, il ne pompe plus d’eau et les rejets ne s’accumulent plus dans le bateau. On gagne ainsi du temps pour évaluer calmement la situation.

Les décisions immédiates furent ainsi d’arrêter le moteur et d’immédiatement se concentrer sur la réparation du raccord de la pompe de cale. Après une bonne dizaine de minutes dans l’eau chaude et crasseuse, nous avons fait une réparation de fortune sur le raccord (ne jamais sous-estimer la valeur « tie wraps » à bord). La pompe a commencé à évacuer l’eau et après quelques heures avec le moteur à l’arrêt, nous étions confiant qu’il n’y avait plus d’eau qui entrait dans le bateau. Le coupable tout désigné était donc le système d’échappement du moteur, mais encore fallait-il identifier à quel endroit il était défectueux au point de remplir les cales.

Un dispositif de retenue d’eau, communément nommé un « waterlock », est l’un des éléments du système d’échappement des moteurs diesel refroidis à l’eau (le parallélogramme rayé dans la figure ci-dessous). Comme le nom anglais le suggère, il empêche le retour d’eau dans le moteur, évitant ainsi de remplir les cylindres d’eau d’eau de mer. Combiné à une trajectoire en « s » dans la ligne d’échappement (le « gooseneck ») et une valve anti-syphon, le waterlock s’assure que l’eau ne revienne pas dans le moteur… ou dans le bateau.

Source: manuel d’installation de moteur Beta Marine (s.d.).

Dans ce bateau, tout le système d’échappement n’était accessible que si on enlevait le lit arrière (bâbord) et qu’on démontait une partie des charpentes soutenant les batteries. Le premier élément d’inspection fut donc au toucher, en passant les mains le long de l’échappement. C’est à ce moment que nous avons pu passer deux doigts au travers du waterlock, confirmant qu’au moins une entrée d’eau venait du système d’échappement.

À ce stade, les vents on repris et la nuit approchait. Nous avons donc pris une pause des diagnostics de réparation pour progresser à voile pendant la nuit, dormir, et nous rapprocher des côtes. C’était aussi une occasion de se changer les idées, diminuant le niveau de stress (incluant le mien!) et de se donner du temps pour réfléchir et d’évaluer les options.

Une réparation de fortune du système d’échappement

Au lendemain, toujours à 40 milles nautiques des côtes, nous avons pu identifier quelques segments de tuyau, d’ordinaire utilisés pour raccorder le chauffe-eau au moteur, qui permettait de remplacer le « waterlock ». Cette approche permettait ainsi de redémarrer le moteur sans couler le bateau (!), mais ne permettait pas d’empêcher les retours d’eau d’une mer houleuse. Tant que le moteur fonctionne, la pression de l’échappement empêche un retour, mais il suffit d’un bris additionnel pour compliquer un système déjà endommagé.

Cet état de fait, combiné à l’annonce d’une dépression importante qui s’en venait une journée plus tard, m’a amené à rentrer à Norfolk pour faire des réparations en bonne et due forme au système d’échappement. La photo prise au début de cette section montre le vieux waterlock à côté de son remplacement neuf.

En termes de navigation, la chose importante à retenir est que nous avions étudié les ports de refuge le long de la côte est américaine. C’est cette planification qui nous aura permis d’improviser la décision d’aller à Norfolk, un endroit que nous avions déjà identifié. Nous savions à quelle marina aller, quels étaient les numeros de téléphones et avions un schéma mental du pilotage à faire. En fait, la discussion sur le décision de rentrer a plus porté sur les besoins d’aller à terre ou non, beaucoup plus que sur l’identification de l’endroit où nous irions.

Sur le plan des réparations, il y a peut-être deux commentaires à faire. Le premier est qu’on peut difficilement concevoir comment faire ces réparations (diagnostic, identifications de pièces de rechange, réparation) si on n’a pas une bonne expérience en mécanique (poser un moteur aide). Connaître les systèmes embarqués dédramatise les bris et est d’une aide inestimable.

La deuxième est que cette réparation de fortune, éliminant le système anti-retour d’eau, n’est certainement pas une réparation permanente, car elle constitue un risque de noyer les cylindres. Mais en haute mer, pour se sortir d’une impasse, elle est certainement mieux qu’aucune réparation du tout. Elle a permis de retrouver l’usage du moteur en limitant le risque de retour d’eau et nous a permis de rentrer à Norfolk.

Ces réparations nous aurons coûté quatre jours en marina. Nous avons ainsi laissé passer la dépression et nous avons repris notre chemin vers New York.

Autres segments de navigation

Le reste du plan de navigation s’est déroulé passablement comme prévu (compte-tenu des adaptations de vitesse). Nous avons démâté à Catskills, remonté la Hudson, passé les écluses sans trop de problème et sommes rentrés en marina. Ironiquement, ça n’aura pas été la seule embrouille que nous avons eu avec le moteur de ce bateau (il s’est éteint en pleine rivière Hudson, après avoir démâté), mais ce second bris n’a pas significativement affecté notre plan de navigation. Conséquemment, la seule adaptation importante fut le bris décrit dans la section précédente.

L’histoire ci-dessus prend certainement une tournure dramatique. Je ne souhaite à personne d’avoir un bris moteur en haute mer, créant une voie d’eau de surcroît. Cela dit, l’idée à retenir de cette histoire est d’adapter sa navigation aux circonstances. Ici, c’est de rentrer à terre pour des réparations, mais dans d’autres circonstances, ce sera de rebrousser chemin, changer de cap, voire s’ancrer à mi-chemin. Si on a pensé à des possibles « plan b » dans l’élaboration de sa navigation, ce sera un tracas de moins à considérer lorsqu’un imprévu survient.

Références

BetaMarine (s.d.). Installation Guide and Operations Manual, document récupéré en ligne en Juillet 2024 à cette adresse.