Faire un plan de navigation: 1ère partie

Cette série de textes présente une recette pour construire un plan de navigation. Elle fait usage des logiciels de navigation électronique. L’exposition est pédagogique, au sens où le plan développé en exemple est plus détaillé que la normale.

Le premier texte – ce texte – expose la recette. Les deux textes qui suivent détaillerons l’élaboration d’un plan de navigation réel, partant de Freeport, au Bahamas vers Notre-dame-du-Mont-Carmel, au nord du Lac Champlain.

Cet exemple a l’avantage de comprendre à la fois un segment hauturier, un segment côtier avec marées et un segment en eaux intérieures. Il correspond également à un convoyage que j’ai planifié (et suis sur le point d’exécuter). Pour préserver l’anonymat du client et de l’équipage, les spécifications du bateau, la composition de l’équipage et le lieu d’arrivée sont anonymisés.

Précisons que ce texte montre comment construire le plan. Le plan lui-même (avec certains éléments omis) sera dans le références du deuxième et du troisième texte. On peut lire le plan et déduire des choses, mais je pense que c’est plus intéressant de montrer comment réfléchir à sa construction. C’est dans l’exposition de cet « art » qu’on apprendra à en faire par soi-même. Précisons également que l’approche employée n’est pas la seule possible, mais elle s’appuie sur des normes et des références professionnelles de planification à voile.

Est-ce nécessaire d’avoir un plan de navigation?

La convention Safety of Life at Sea (SOLAS), auquel le Canada adhère, précise qu’un plan de navigation est obligatoire pour tout navire prenant part à une activité commerciale (ce qui inclut, au Canada, les écoles de voile, via la norme d’accréditation associée). La convention ne précise rien en matière de navigation de plaisance et – fait important – ne précise pas non-plus si le plan doit être par écrit. En d’autres termes, on peut répondre à l’obligation de la convention SOLAS avec un plan de navigation en tête. Ce serait techniquement suffisant (!), mais ça ne serait pas très convaincant si on devait montrer qu’on est diligent à une compagnie d’assurance…

Le sens commun veut qu’on aille une bonne idée d’où on s’en va. Une règle que j’applique, bien informelle et personnelle, consiste à suivre la même idée que la législation canadienne en matière de cartes en papier: c’est quelque chose de requis … à moins d’avoir déjà une bonne idée d’où on navigue. En d’autres termes, on fera un plan de navigation un peu plus détaillé pour les segments qu’on connaît moins. A contrario, un simple examen de quelques données clés pourrait être ce qui importe pour un segment de navigation qu’on a déjà fait plusieurs fois.

Quatre phases

On peut songer à la construction d’un plan de navigation en distinguant quatre phases, soit:

  1. Une phase heuristique: on fouille et on explore;
  2. Une phase détaillant les spécifications du bateau et de l’équipage;
  3. Une phase de planification de segments de navigation;
  4. Une phase détaillant les éléments secondaires et périphériques.

Ces quatre phases sont présentées dans un ordre définitif pour clarifier l’exposition, mais une planification réelle s’apparente davantage à un va et viens entre les phases. On débute en explorant, on fait des premiers tracés, puis on apprend quelque chose sur le bateau et on retourne à l’exploration. Et on continue jusqu’à ce qu’on arrive à quelque chose d’acceptable!

L’exploration heuristique

En bon français, la phase heuristique est la phase où « on se fait une tête ». On débute généralement avec une idée vague du chemin à prendre, une idée des contraintes quant aux dates, mais on débute surtout avec beaucoup de questions sans réponses! La phase heuristique consiste à se renseigner, à se documenter et à lire ou consulter tout ce qui aide à comprendre le plan d’eau où on naviguera. C’est flou, on n’a pas toutes les réponses et on essaie de comprendre par petits bouts.

C’est important de rester ouvert et d’écouter. Parfois, des informations importantes seront révélées autour d’une bière entre deux histoires de marin! Mais surtout, parce qu’on a pas tout le plan en tête, on ne sait pas encore quelles informations deviendront utiles au final.

Un des buts de la phase heuristique est de glaner l’information ici et là. Les réponses à nos questions se précisent au fur et à mesure qu’on accumule les renseignements. C’est à ce stade qu’on parlera aux personnes qui ont des expériences similaires, qu’on lira un guide de croisière, un guide nautique, des informations destinées au navigateur, de même que différents documents de support à la planification. Bien sûr, on regardera aussi ses cartes (électroniques ou en papier). Ce n’est pas interdit non-plus de lire les commentaires de personnes dans des applications de navigation partagées! Les commentaires en ligne sont toujours à prendre avec un grain de sel, mais c’est très utile pour apprendre, par exemple, sur la qualité de services offerts en marina.

La phase heuristique permettra également d’identifier les contraintes associées au plan de navigation, les informations utiles, et des spécificités apprises ponctuant le chemin à prendre. Que veut-on dire par « contraintes »? Allez savoir! Il faudra peut-être être à un endroit spécifique à une date donnée (« le pont ouvre à 13h00 »), ou c’est peut-être la marée qui nous forcera à partir à une heure donnée, mais c’est peut-être finalement Alphonse, un membre de l’équipage, qui doit absolument avoir un défibrillateur à bord. Peut-être également que le bateau, avec sa quille de 2,5 mètre, ne nous permettra pas de passer par un chenail peu profond! Les contraintes se dégageront justement de votre phase exploratoire et conditionneront ce qui est possible de faire à voile.

On sait « à peu près » qu’on a terminé la phase heuristique de planification quand de nouvelles sources d’informations répètent des informations qu’on connaît déjà. Un autre bon critère est quand on commence à avoir une bonne idée des chemins réalistes qu’on peut prendre. Un autre bon signe est qu’on aura un ou deux chemin(s) préféré(s) en tête.

Spécifications du bateau et de l’équipage

Impossible de savoir quelle route on peut prendre si on ne sait pas si le bateau ou si l’équipage est habilité à le faire.

La phase détaillant les spécifications du bateau et de l’équipage permet d’évaluer les capacités, en tant que système, à naviguer à différents endroits. Si on navigue avec son propre bateau et un équipage connu, cette phase peut être très rapide!

Autrement, on se renseigne sur les capacité du bateau: capacité à tenir une route, tenir au vent et les caractéristiques générales de navigation (tirant d’air, tirant d’eau). On se renseignera également sur les systèmes embarqués et les capacités internes du bateau. En particulier, on portera attention à l’état des voiles et du gréement, aux capacités du moteur (et sa consommation), et aux capacités en eau. On se renseignera également sur le matériel de survie à bord et d’autres éléments périphériques tels que l’autopilote et les instruments de navigation.

En gros, on cherche à identifier ce que le bateau peut faire. On s’intéressera à son âge et à l’état de l’entretien. On peut apprendre beaucoup en posant des questions simples au propriétaire. Par exemple, « quand avez-vous fait le dernier changement d’huile ? », « avez-vous un calendrier de maintenance ? », ou encore « qu’est-ce qui nécessite de l’attention sur votre bateau? ». Ces questions révèlent énormément.

L’apprentissage sur l’équipage est aussi important. On peut songer à deux questions cruciales. Premièrement, les personnes sont-elles compétentes pour faire le segment de navigation planifié? Deuxièmement, les personnes ont elles un sens du « savoir vivre » à bord? Les deux s’apprennent in situ, mais il faut alors demander si les personnes ont un désir d’apprendre… et se rappeler qu’apprendre implique de l’espace pour faire des erreurs.

La vérification des compétences peut passer par l’examen du CV marin, par l’étude des brevets de compétence obtenus, ou encore en examinant le temps de mer certifié au dossier de la personne. A contrario, c’est bien qu’une personne désirant faire partie d’un équipage tienne un CV marin à jour. C’est un facteur qui peut facilement discriminer si plusieurs personnes manifestent de l’intérêt.

La vérification du savoir vivre n’est pas une science exacte, mais valider que les personnes à bord comprennent qu’on sera « sur le même bateau », possiblement sans possibilité d’en sortir, et que l’adage veuille que le bateau rétrécisse d’un pied par jour est un bon point de départ. Ce n’est pas interdit de communiquer un minimum d’attentes en matière de vie à bord, peut-être en discutant d’une philosophie d’équipage.

La plupart des ouvrages parlant de navigation mettent l’emphase sur les considérations techniques d’un plan de navigation, mais j’argumenterais que de tenir compte des capacités et du moral à bord est une condition tout aussi essentielle. L’idée est de valider si le bateau et l’équipage est capable d’exécuter un plan de navigation. Inversement, on peut réfléchir aux limites que le bateau et l’équipage imposent à la navigation qu’on peut prendre. Un plan extrême où l’équipage n’est pas suffisamment expérimenté est une recette pour un bris ou des déceptions. C’est aussi une erreur de débutant. C’est plus agréable quand tout le monde est relax et peut avoir du fun.

Planification des segments

La phase de planification de segments de route débute quand on a les idées un peu plus claires sur le chemin qu’on veut prendre et qu’on est prêt à tracer une route sur une carte. On décortique le trajet complet en segments. Dans l’exemple que nous verrons, il y aura foncièrement trois segments: un segment hauturier, entre les Bahamas et New York, un segment côtier entre New York et les Catskills, puis un segment en eaux intérieures, entre les Catskills et St-Jean-sur-Richelieu.

Dans cette phase, on commence à planifier directement les routes en se créant des waypoints, en calculant les distances et en estimant la durée de chaque segment. On consignera alors ses waypoints, selon ses préférences, dans un carnet de note, un fichier .gpx, sur une carte ou selon une autre méthode. C’est à partir de là qu’on aura un chemin sur ses cartes.

C’est assurément la phase la plus « technique » de la planification. On devra porter une attention importante aux symboles de navigation sur carte, de même que de travailler aux constructions vectorielles usuelles permettant d’identifier la route sur le fond.

C’est aussi dans cette phase qu’on clarifiera certaines hypothèses qu’on peut avoir quand à la manière de faire la navigation. Sera-t-elle de nuit ou de jour? Comment seront répartis les quarts entre les personnes à bord?

Cette phase de planification ne sera peut-être pas réussie du premier coup: des adaptations seront probablement nécessaires si on réalise que certains segments prennent trop de temps, ou que le bateau ne permet pas de le faire. Un classique est la découverte d’un segment de navigation où le tirant d’eau ne permet pas de faire passer le bateau. Un autre est la réalisation qu’un segment de navigation prend plus de temps que prévu. Il faut alors retourner à la phase heuristique, en modifiant les trajets et/ou en réfléchissant à une manière alternative d’aborder les contraintes identifiées.

L’examen de la route principale viendra également avec quelques tests de planification: le chemin planifié permet-il de respecter les contraintes identifiées? À partir de quel moment, en chemin, devrait-on décider si on s’engage ou non dans un segment de navigation plus technique? Et si le départ était décalé de trois jour, le segment tracé serait-il encore possible? Inversement, à quelle alternative peut-on songer si quelque chose tourne mal? On réfléchira ainsi aux ports de refuges possibles si la navigation est de longue durée.

Ces quelques questions agissant à titre de test de robustesse révéleront rapidement des faiblesses dans un plan de navigation. Si vous êtes à une journée de rater un événement important à l’arrivée (ou une heure, sur de plus petits plans), c’est peut-être mieux de retourner à la planche à dessin, pour identifier une journée ou deux (une heure ou deux) en guise de marge de sécurité. Un changement à la météo est si vite arrivé…

La planification des « plan b » est importante, car une grande vérité des plans de navigations est qu’ils seront probablement modifiés ou adaptés en cours de route. On se rappellera que la météo et les vents jouent un rôle central dans l’activité. L’idée n’est donc pas d’avoir un plan rigide, mais plutôt d’avoir suffisamment réfléchi aux options – avec une option principale – qui permet de tirer profit des conditions et des possibles problèmes en mer.

La planification des segments de navigation détaillera également les endroits possibles où on dormira (s’il y a des arrêts), des numéros de contact et des canaux VHF, selon ce qui est approprié.

Le niveau de détail des segments de navigation dépendra largement de la nature du segment (côtier, hauturier, ou pilotage) et de l’expérience de l’équipage à comprendre les grandes idées. Du côté simple, on peut ainsi écrire « on suivra la Gulfstream », ou encore « départ avec la marée », signifiant implicitement qu’on compte exploiter les courants au moment où ils nous avantagent. C’est aussi possible d’être plus détaillé en spécifiant directement la route et les heures qui incarnent les mêmes idées, voir identifier d’avance quand les marées nous avantagent pour quelques journées clés.

Planification des éléments secondaires

Les éléments secondaires relèvent des considérations administratives, légales et logistiques. Cette phase détaillera, par exemple, où et comment faire des déclarations aux douanes, où sont les lieux de ravitaillement en carburant et en nourriture, et présentera une « check list » pré-départ.

On préparera également les documents nécessaires à la navigation: contrats de travail (s’il y en a), documents légaux, assurances et les conditions nécessaires pour naviguer légalement dans les eaux territoriales visitées. On songera aussi à la répartition des tâches au sein de l’équipage: qui fait quoi, etc.

On pensera également aux achats et à la logistique. Où faire l’épicerie? Où se procurer une carte cellulaire pour de l’accès internet? Comment se faire livrer des pièces plus techniques… et est-ce possible de les avoir à temps? On réfléchira également aux réservations requises (billets d’avion? réservation en marina?) pour l’exécution du plan.

Conclusion

Construire un plan de navigation n’a rien de sorcier. Si on a déjà planifié un voyage ou une route, c’est foncièrement la même démarche. Le seul effort additionnel, ou spécifique à la voile, consiste à évaluer comment les conditions maritimes peuvent influencer le voyage ou comment la planification sera compliquée par l’apprentissage additionnel d’un logiciel de navigation… ou si on a des difficultés à lire des cartes marines.

Dans le deuxième texte, nous appliquons la méthode et regarderons ensemble comment on développe un plan de navigation pour le convoyage d’un bateau entre les Bahamas et le Québec (passant par New York). Cette navigation est un beau terrain de jeu, fertile en apprentissage, car il couvre à la fois un segment hauturier, un segment côtier et un segment en eaux intérieures. C’est aussi une navigation populaire pour les gens du Québec qui vont aux Bahamas… et qui en reviennent!

Références

International Maritime Organization (s.d.). Safety of Life at Sea (SOLAS), texte récupéré en ligne en avril 2024 à partir de cette adresse.

Wikipedia (s.d.). Fichier .gpx (format), texte récupéré en ligne en avril 2024 à partir de cette adresse.