Et si je te disais que tout ce que tu vois est un mensonge?
Morpheus
Les cartes de navigation sont des instruments qui font partie intégrante de la vie des marins. Aujourd’hui, ces cartes sont lues en format électronique, ou via des applications de navigation, mais leur construction demeure substantiellement la même: un rectangle avec des symboles qui représentent le monde.
On est tous au fait, à divers degrés, des constituantes d’une carte de navigation: symbolique, coordonnées de longitude et de latitude et le fait que c’est d’ordinaire un beau rectangle. Certains sont même au fait du rôle du personnage présent dans l’image au début de ce texte (Mercator). Bref, les cartes sont utiles, connues et font partie de nos vies au point où on n’y pense plus.
Cependant, du moment qu’on commence à les interroger de manière un peu plus sérieuse, on réalise rapidement qu’elles déforment le réel. Je ne parle pas ici d’une théorie douteuse impliquant les plus haut niveaux du gouvernement, ni du fait évident que tout est à plus petite échelle, mais bien un résultat de géométrie établi depuis que Carl Fredrich Gauss s’est intéressé à la courbure de la terre (en 1837): toute carte est nécessairement une distorsion du réel.
Pour s’en convaincre, je débute ce texte avec le voyage qu’a fait Jean-du-Sud en 1988, traversant l’Atlantique par le nord. Le point de départ était au sud de Terre-Neuve et l’arrivée fut à la pointe ouest de l’Irlande (image ci-dessous).
Voici ma première question: Jean-du-Sud a-t-il emprunté le trajet le plus court? Pour ceux et celles qui n’ont pas encore vu la subtilité de ce que présente la carte, je pousse un peu plus loin en présentant une deuxième image: on y trouve le même trajet, en rouge, en plus d’un deuxième trajet, soit une ligne droite entre le point de départ et le point d’arrivée. Lequel des deux trajets est le plus court?
Voici une deuxième question d’apparence banale. Le Groenland est-il de même taille que l’Afrique? Si on regarde la carte à laquelle on nous a éduqué à la petite école (ci-dessous), c’est très tentant de répondre qu’ils sont à peu près de la même taille. On notera également l’ampleur phénoménale de l’Antarctique par rapport aux autres continents.
Une simple visite au site de l’encyclopédie britannique nous apprend cependant que le Groenland a une superficie de 2 166 086 kilomètres carrés alors que l’Afrique a une superficie de 30 365 000 kilomètres carrés (Britannica, s.d.-1-2). L’Afrique est donc 15 fois plus grande!
Cet surreprésentation du territoire danois n’a rien de particulier compte tenu du modèle de carte. L’encyclopédie britannique nous renseigne notamment que l’Antarctique a une superficie de 14.2 millions de kilomètres carrés, soit deux fois moins que l’Afrique (Britannica, s.d.-3). En regardant la carte, avez-vous l’impression que c’est le cas?
Pour revenir au trajet de Jean-du-Sud, précisons immédiatement la réponse: c’est le chemin courbé qui est plus court. Cette réponse va à l’encontre de tout ce qu’on nous aura appris à l’école et va même à l’encontre de la sagesse populaire. L’adage ne résume-t-il pas d’ailleurs que « le chemin le plus court est la ligne droite »?
L’adage n’est pas faux. C’est plutôt la carte qui est « fausse ». Pour comprendre pourquoi, précisons qu’il est impossible d’aller « en ligne droite » en suivant la surface de la terre (une sphère). Bref, les surfaces sont erronées et les lignes droites sont trop longues. À quelle magie-noire fais-je référence?
Aucune. Ou plutôt, aux mathématiques.
Les projections
La surface de la terre est la surface d’une sphère. Il faut deux dimensions pour identifier un point de manière unique à sa surface. Le système de coordonnées admis désigne un point par sa longitude et sa latitude. À titre d’exemple, la Ville de Québec est à la position 6°49’17.6″N, 071°12’13.8″W. C’est donc une surface à deux dimensions. Une carte est aussi une surface à deux dimensions.
On peut donc imaginer prendre chaque point à la surface de la terre et le représenter sur la carte tout en respectant la propriété la plus importante de toute, soit que des points voisins sur terre demeurent également voisins sur la carte. En mathématiques, cet exercice de transformation de surface se nomme une projection.
Jusque là, tout va bien. Nous avons déjà vu quatre projections depuis le début de ce billet! Cela dit, on souhaiterait être un peu plus exigeant pour éviter les problèmes de « courbure des lignes droites » et de superficies erronées. Pour ce faire, on devrait songer à imposer deux propriétés à une projection.
D’une part, elle ne devrait pas déformer les angles, c’est-à-dire qu’un angle donné à la surface de la terre devrait se traduire par le même angle tel que mesuré sur la carte. Une projection avec cette propriété est dite conforme. D’autre part, la projection devrait également respecter la proportionnalité des surfaces, c’est-à-dire qu’elle devrait respecter les tailles relatives. Une projection avec cette propriété est réputée à préserver les surfaces.
En 1837, dans son « théorème remarquable », Gauss développe des résultats de géométrie différentielle qui prouvent, en substance, qu’une projection de la terre ne peut pas simultanément préserver les surfaces et être conforme. Aucune carte n’est parfaite, même celles qu’on n’a pas encore trouvées! N’importe quelle projection de la terre déformera soit les angles, soit les surfaces, soit les deux! La quête pour une projection parfaite de la terre a donc eu une fin abrupte.
Quelques exemples
La meilleure manière de se convaincre de cet état de fait est de prendre différentes approches pour construire une carte et de regarder ce qu’ils font aux angles et aux surfaces. Pour bien visualiser l’effet de la projection, je présente ci-dessous une image de la terre où j’ai « collé » à sa surface des cercles de taille égales (cette approche revient originalement à Tissot). Si une projection déforme les angles, les cercles deviendront des ellipses, des ovoïdes, ou toute autre surface déformée. Si une projection déforme les surfaces, alors certains cercles deviendront plus gros ou plus petits.
La projection de Mercator
La projection de Mercator est bien connue de tous et toutes. C’est LA projection qui est montrée dans toutes les écoles du monde. Voici ce à quoi ressemblent les cercles sous cette projection.
On remarque que les cercles sont toujours des cercles, mais qu’ils sont nettement plus gros aux pôles qu’à l’équateur. Ce constat réconcilie nos données encyclopédiques avec cette représentation du monde: on comprend que les surfaces sont exagérées pour le Groenland et l’Antarctique.
Ce résultat est bien connu des navigateurs, car il implique que l’échelle de distance n’est pas la même selon la latitude de navigation. C’est pour cette raison qu’on mesure les milles nautiques sur l’axe de latitude (et non de longitude).
La projection de Mercator offre des avantages pour les navigateurs. Elle ne déforme pas les angles (un cercle est toujours un cercle), si bien que c’est facile d’identifier les caps à prendre en comparant avec une boussole: c’est les mêmes angles. Également, elle ne fait pas trop de distorsions des surfaces autour de l’équateur. Elle fut inventée à une époque où on cherchait à traverser l’Atlantique efficacement, ce qui se faisait proche de l’équateur.
La projection cylindrique à surfaces égales
Est-il possible de construire une projection qui préserve les surfaces? Oui, mais elle déformera les angles.
Ici, les cercles sont déformés, mais on pourrait vérifier qu’ils ont tous la même surface. On remarquera que l’Afrique récupère la position qui lui est due, en comparaison au Groenland. Similairement, l’Antarctique a perdu beaucoup de place! Cette carte représente donc mieux les surfaces.
La projection gnomonique
Non, ce n’est pas un mauvais film psychédélique des années 70. Ce type de carte existe réellement! En fait, c’est une des préférées des navigateurs transocéaniques, car elle a la propriété de (localement) représenter les chemins les plus courts … par des lignes droites. En revanche, elle déforme les angles et les surfaces, particulièrement en dehors de son centre. Ce genre de projection est donc utile pour des petits morceaux de terre, mais fait piètre figure au rang des « cartes générales ».
Conclusion
On pourrait y passer la soirée. Le logiciel que j’emploie pour tracer ces cartes me donne l’embarras de plus d’une trentaine de projections. Gauss nous renseigne déjà qu’aucune d’entre-elle ne respectera simultanément les angles et les surfaces.
Dans le film « La Matrice », Morpheus initie Néo à la matrice en lui révélant que son univers est un mensonge.1 Bien sûr, le film est une reprise de l’allégorie de la caverne, mais sachant maintenant que nos cartes faussent également la réalité, le trophée de la « première matrice » revient peut-être à Gerardus Mercator. La réalité n’est pas celle qu’elle semble.
Références
Britannica.com (s.d.-1). Africa, page web récupérée en ligne en Décembre 2023 à cette adresse.
_____________ (s.d.-2). Greenland Summary, page web récupérée en ligne en Décembre 2023 à cette adresse.
_____________ (s.d.-3). Antarctica, page web récupérée en ligne en Décembre 2023 à cette adresse.
Wikipedia (s.d.). Theorema egregium, page web récupérée en ligne en Décembre 2023 à cette adresse.
________ (s.d.). Indicatrice de Tissot, page web récupérée en ligne en Décembre 2023 à cette adresse.
- En fait, Morpheus ne dit jamais la citation en début de ce texte. Elle est fausse! La citation originale est « Si réel est ce que vous pouvez sentir, sentir, goûter et voir, alors le réel est simplement des signaux électriques interprétés par votre cerveau. » Un autre cas où nos signaux sont faussés… ↩︎