Jean-du-Sud est le 399ième exemplaire de la série Alberg 30. Bâti avant la première crise du pétrole, son déplacement de quatre tonnes indique que la fibre de verre et la résine n’ont pas été ménagés dans sa construction. J’habitais à son bord depuis cinq ans lorsque j’ai compris que le cap Horn le fascinait autant que moi. Après quelques traversées de la côte américaine vers les Antilles et l’Europe, je savais qu’il possédait toutes les qualités nécessaires pour affronter l’océan austral. Toutefois, il me semblait que son mât n’avait pas été conçu pour résister à un chavirage et je savais que j’allais jouer dans ces parages, il serait naïf de croire que je ne mettrais pas mon mât dans l’eau.
Je passais l’hiver en Bretagne, près de Saint-Malo et travaillais dans un petit chantier qui construisait des dériveurs en aluminium pour les écoles de voile de la région. Monté à Paris, je suis venu consulter quelques fabricants de mâts qui ont confirmé mes craintes : pour résister à un chavirage, il me faudrait un profilé d’au moins 5 kilos au mètre et mon mât actuel en fait à peu près la moitié. Toutefois, je ne voyais pas comment je pourrais acheter un tel mât avec le petit salaire que je gagnais au chantier.
Quelques semaines plus tard, un ami m’apprend qu’il vient d’acquérir d’un chantier qui vient de déposer son bilan un stock de profilés de mât et l’un d’eux est précisément celui qu’il me faut. Mieux, le prix qu’il en demande est dans mes moyens.
J’ai du temps et peux profiter des ressources du chantier pour fabriquer les ferrures de tête et de pied de mât et de barres de flèche. Heureusement, car je n’aurais pas les moyens de les acheter toutes faites. Avec les conseils du patron du chantier et de mon futur maître voilier, j’ai fabriqué un mât super-costaud, supporté par un double étage de barres de flèche et un gréement sur-dimensionné. J’étais convaincu d’avoir offert à Jean-du-Sud un mât à l’épreuve des chavirages.
Le premier septembre 1981, Jean-du-Sud quittait le port de Saint-Malo, en France. Mon intention était de rejoindre Gaspé, au Québec, en solitaire et sans escale, mais en faisant un grand détour par l’autre côté de la terre à travers les quarantièmes rugissants et le cap Horn.
J’ai descendu l’Atlantique, viré le cap de Bonne-Espérance, traversé l’océan Indien, le détroit de Bass, la mer de Tasmanie et pénétré dans l’océan Pacifique. Le 15 février 1982, après 156 jours de mer, je me trouvais à 700 milles à l’est de la Nouvelle-Zélande, par 47° sud. Le vent soufflait en tempête depuis 24 heures et Jean-du-Sud était en fuite sous trinquette à deux ris bordée plat. Cet été-là avait été exceptionnellement chaud en Australie et de vastes zones de haute pression dérivaient vers l’est. Je me suis trouvé pris entre une de ces zones au nord et une dépression normale dans mon sud, avec un très fort gradient de pression qui faisait monter le vent à la force de tempête.
Conscient du risque de chavirage, j’étais prêt : le pont était complètement dégagé, toutes les ouvertures étaient fermées et à l’intérieur, tout ce qui pouvait bouger était saisi. Je sommeillais, retenu dans ma couchette par des sangles pour éviter d’être projeté de l’autre bord. Une heure du matin. Jean-du-Sud est couché par une déferlante. Le régulateur d’allure le ramène au cap malgré son aérien de gros temps qui s’est trouvé tordu. Seul dégât apparent, le bout qui reliait la bôme au pataras s’est rompu et celle-ci se balance légèrement, au rythme du roulis, toujours retenue par la balancine et l’écoute bordée. Pendant de longues minutes, je m’interroge : y a-t-il un risque à laisser la bôme à son sort ou dois-je monter sur le pont? Si la balancine vient à céder, la bôme risque de casser. Aussi bien rassembler mon courage et monter refaire l’amarrage.Je suis en train d’enfiler mon ciré lorsque dans un grand bruit, je sens Jean-du-Sud emporté de nouveau. Mais cette fois-ci, le mouvement ne s’arrête pas et en un éclair, je réalise que je suis au plafond et que le bateau est en train de faire un tour complet. Tout se passe très vite : le temps d’en prendre conscience, son lest l’a déjà ramené.
Les dégâts à l’intérieur semblent sans grande importance, c’est mouillé, mais très peu d’eau semble être entré. À l’extérieur, ce pourrait bien être plus grave : par le hublot, j’aperçois la bôme. Je refuse toujours de croire que le mât est tombé. Je me dis : « Ce doit être le vit de mulet qui n’a pas résisté… » Mais lorsque j’ouvre le capot, quelques instants plus tard, je dois bien admettre la défaite : le mât est par-dessus bord, cassé en deux. Le tronçon inférieur pend à l’eau sur tribord, retenu à l’emplanture par les drisses. Le tronçon supérieur, heureusement, a coulé et pend vers le fond, toujours retenu par les haubans et Jean-du-Sud n’est pas menacé par les chocs du mât contre la coque.
Sans l’inertie du mât, le mouvement du bateau a encore augmenté et il m’est pratiquement impossible de tenir sur le pont. Je ne peux rien faire pour l’instant et retourne dans ma couchette, c’est le seul endroit où pour rester en place, je n’ai pas besoin de m’accrocher à tout ce que je peux saisir.
Tout le reste de la nuit, je suis en proie à d’horribles cauchemars. Plusieurs fois, je me réveille en sursaut, espérant avoir fait un mauvais rêve, refusant d’admettre la réalité : je pensais bien avoir fabriqué un mât qui soit à l’épreuve des chavirages. Mais le bruit des haubans qui retiennent le tronçon de mât et cognent contre la lisse, au rythme du roulis, me rappelle à la réalité. Au matin, ils y ont déjà creusé une entaille profonde. Mais j’ai mis tellement de conscience dans ce mât que je ne le larguerai qu’à la toute dernière extrémité J’en ai fabriqué chaque pièce avec une grande concentration et j’ai l’impression de connaître chaque vis, chaque rivet par son prénom.
A l’aube, j’entrouvre le capot : où le regard était interrompu par le mât et les voiles, on voit maintenant l’horizon, sans obstruction. Le ciel rougit. La mer est encore très grosse. Le mât a écrasé la filière, tordu deux chandeliers et pique dans l’eau. L’avant du bateau s’enfonce après le passage des crêtes, mais son mouvement de remontée est amorti par les haubans, attachés au tronçon supérieur, qui se retendent dans un choc.
Au cours de la journée, le vent retombe à 9, mais la mer n’est pas tombée et chaque geste demande dix fois plus d’effort. J’arrive seulement à détacher la bôme et récupérer la grand-voile qui, ferlée, n’a pas souffert. Je ne peux en dire autant de la trinquette : elle est toujours à l’eau et je ne pourrai l’en tirer qu’en remontant le tronçon supérieur du mât qui pend toujours sous le bateau. Je tente de le repêcher, mais les mouvements sont encore trop violents pour que je puisse faire quoi que ce soit en tirant sur les haubans, que les coups de roulis m’arrachent des mains ou sur les drisses qui se cisaillent l’une après l’autre en raguant sur les bords du mât cassé. Je réussis tout de même à limiter les dégâts causés à la lisse par les coups de rappel des haubans et à amarrer l’autre tronçon le long du passavant.
C’était le pataras qui servait d’antenne à mon émetteur, alors je dois gréer une antenne de fortune : je fixe sur le pont un petit étau qui tient par succion et y pince le fil d’alimentation de l’antenne, en contact avec une mince tige verticale d’inox de 2 m de longueur, que je gardais en réserve pour réparer le régulateur d’allure. Si je ne rejoins pas Montréal, je devrais au moins être entendu en Nouvelle-Zélande.
A l’heure fixée pour le contact, je suis consterné. J’entends très bien les appels qu’on me lance, mais il ne sort aucun signal de mon émetteur. Au moment du chavirage, il a dû recevoir un peu d’eau et le relais de l’amplificateur de sortie refuse de fonctionner. Je constate avec amertume qu’un émetteur radio est très agréable tant qu’il fonctionne, mais dès qu’il tombe ne panne, il risque de causer un souci démesuré à ceux qui avaient l’habitude de recevoir de mes nouvelles régulièrement. Dans ma dernière transmission, j’avais parlé d’un vient de force 10 et d’une mer qui pourrait devenir dangereuse. Quelle conclusion va-t-on tirer de mon silence? À la fin, je coupe le contact, car je ne veux plus entendre ces appels s’il m’est impossible d’y répondre.
En recherchant pourquoi le mât est tombé, je constate que les deux cadènes de bas-haubans bâbord ont été arrachées. Les 3 boulons de ¼ de pouce de diamètre (6.4 mm) qui les reliaient à la coque ont été cisaillés net au ras du métal de la cadène. Le mât a cassé au capelage, au niveau des barres de flèche. Je dois l’admettre, c’est totalement ma faute : j’avais augmenté l’échantillonnage des boulons des cadènes de pataras et de galhaubans, mais ceux des cadènes de bas-haubans m’avaient paru suffisamment costauds et je les avais laissés tels quels.
Après avoir hésité toute une journée, je mets en route ma balise de détresse. Pas pour qu’on vienne me tirer de là : je ne suis pas en danger immédiat et arriverai bien à rejoindre la terre par mes propres moyens. Mais ma plus grande préoccupation est de rassurer mes proches et de leur faire savoir que je suis toujours en vie.
Je passe le reste de la journée à tenter, malgré le fort roulis, d’ouvrir mon émetteur et de le réparer. À l’aide de tampons imbibés d’alcool, j’essaie délicatement d’assécher les différentes pièces que je peux atteindre. Je n’ose pas trop le démonter, de peur d’être incapable de le remonter ensuite. Mais je n’ai pas de succès, il refuse toujours de fonctionner. Sans succès : une fois remonté, il refuse toujours de fonctionner. J’ai réussi seulement à vider mes batteries. Maintenant que je n’avance plus, je ne peux pas utiliser mon hydro-alternateur, entraîné par une hélice remorquée derrière le bateau. Il me reste les deux panneaux solaires, mais avec ce temps bouché, ils ne produisent rien.
Deux jours après avoir été démâté, je réussis enfin à repêcher le mât. Je dois me mettre à l’eau pour aller en plongée amarrer un bout au centre du tronçon qui pend toujours verticalement sous la coque, afin de l’amener dans une position horizontale, le remonter et l’amarrer le long du bord.
En tentant de démêler le fouillis de manœuvres, je constate la quantité de gréement nécessaire à la navigation en solitaire : drisses, écoutes, hale-bas, balancines, bosses de ris, drosses, filières, bastaques, lignes de vie… Tout cela est mêlé comme si une immense fourchette à spaghetti était venue faire quelques tours sur le pont.
Le lendemain, je réussis à gréer la bôme pour qu’elle serve de mât, mais la mer est encore trop forte pour que je réussisse à la mâter.
Enfin, après quatre jours d’immobilité, Jean-du-Sud est de nouveau en route sous gréement de fortune, à 1,5 nœud, cap au nord, dans un vent d’ouest qui a consenti à mollir à force 4. La terre la plus proche se trouve à 300 milles dans l’ouest, contre le vent dominant. Comme je ne peux pas marcher plus près que vent de travers, je tente de remonter vers le nord jusqu’à ce que je trouve du vent d’Est.
Après deux jours, le vent adonne au SW, puis au SE. Enfin, une semaine après le démâtage, il passe à l’est et me permet une route directe vers la terre, à une vitesse de 3 nœuds, suffisante pour entraîner l’hydro-alternateur et envoyer quelques dizaines d’ampères dans une batterie. Cela m’encourage à tenter une seconde fois de réparer mon émetteur. Cette fois-ci, j’ose le démonter davantage et réussis à nettoyer et assécher des relais et des contacts que je n’avais pas atteints la première fois.
Victoire ! Après 8 jours de silence, je réussis enfin à contacter Montréal. D’abord un faible signal en morse, puis mon émetteur se réchauffant, je peux dire au micro que je suis toujours en vie.
Dix jours après avoir été démâté, Jean-du-Sud atterrit sous gréement de fortune aux îles Chatham, un petit groupe de cailloux perdus dans l’océan Pacifique, 500 milles à l’est de la Nouvelle-Zélande.
C’est bientôt le début de mars et la fin de l’été austral. Je préfère tirer Jean-du-Sud au sec et rentrer au Québec car le temps de réparer, je me serais retrouvé au cap Horn à la fin de l’automne ou au début de l’hiver austral. Et je pourrai profiter de ce séjour à Montréal pour travailler au montage du film que j’ai tourné au cours de cette première étape.
Une visite à l’usine Yachtspars New-Zealand, à mon passage à Auckland, sur la route de retour, dissipe toutes mes inquiétudes au sujet de la réparation du mât : il me sera possible de faire le travail moi-même sur place à mon retour. Je puis observer un mât en cours de réparation et trouver réponse à toutes mes questions.
Il me reste une section du profilé qui m’avait servi pour fabriquer le nouveau mât, avant le départ de Saint-Malo. J’en garderai une quinzaine de centimètres pour remplacer les bords irréguliers de la cassure et dans la section qui reste, je taillerai le manchon : deux traits de scie de part et d’autre du chemin de fer, avec un arrondi aux extrémités pour éviter la concentration d’efforts. Le manchon doit avoir une longueur d’au moins 5 fois la section du mât.
A l’usine, on insiste sur la nécessité d’un contact étroit entre le manchon et le mât. On suggère de percer, une fois le manchon et les deux sections bien en place, puis de tarauder le manchon pour y planter des boulons qui assureront le contact entre les deux parties.
A mon retour aux îles Chatham, au mois d’octobre suivant, j’attaque la réparation du mât. Je suis ces recommandations à la lettre en ajoutant, pour faire bonne mesure, de la colle époxy et des rivets inox.
Le 8 décembre, Jean-du-Sud est remâté. Deux semaines plus tard, il repart des îles Chatham, traverse l’océan Pacifique, vire le cap Horn et atterrit enfin à Gaspé, au Québec, le 9 mai 1983, après 28 200 milles et 282 jours de mer.